Avec Tomo, nous avons envie d’ouvrir des bouteilles qui ont marqué l’histoire et justifient l’aura qu’elles ont acquises dans les livres. Nous avons commencé et sur les deux ou trois dernières expériences, les bouteilles de Tomo n’avaient pas la qualité qu’elles auraient dû avoir. Cela m’a contrarié et a aussi contrarié Tomo. Il a envie de rattraper son retard, même si l’on ne pourra jamais avoir une stricte égalité.
Ce dimanche midi nous sommes invités, ma femme et moi, dans le nouvel appartement que Tomo et son épouse viennent d’acquérir. Tout ici est beau. Tomo vient avec deux verres pour que nous trinquions. Le liquide est légèrement ambré, le nez est profond. Il n’y a pas une trace de bulle, mais je sens qu’il s’agit d’un champagne et d’un champagne noble. Au nez je pense à Krug, mais sans certitude. En bouche, je songe à une grande année, qui pourrait être des années 60, mais j’annonce 1959. Il s’agit en fait d’un Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1962. Ce qui m’étonne, c’est que le champagne fait son âge, puisqu’il a perdu sa bulle et a des arômes légèrement fumés, de citron et de fruit orange comme l’abricot. Il doit s’agir d’un dégorgement ancien, puisque l’on n’a pas la vigueur des Œnothèques. Tomo me montre la bouteille et je vois un dégorgement de 2002.
Ce qui m’étonne, c’est que le champagne ait pu perdre toute sa bulle alors qu’il n’a que 11 ans depuis son dégorgement. Il a donc rattrapé le chemin de vie des mises d’origine. C’est un grand champagne, avec des évocations qui changent tout le temps. Sur de la rosette, c’est un régal. La saucisse de Morteau servie chaude crée une amertume peu plaisante pour le champagne.
C’est à table que le Dom Pérignon va montrer ses belles qualités. Le chef qui officie en cuisine est Tsuyoshi Miyazaki, second du célèbre restaurant « Passage 53″. Il a écrit pour lui-même les principaux ingrédients du menu sur un papier où se mêlent le japonais, le français et l’anglais. Par malheur, j’ai perdu toutes les photos du repas, par une manipulation que je n’arrive pas à comprendre, aussi ce menu, seul élément que j’ai conservé, est-il approximatif, car non corrigé par les photos, supports de mémoire :
cerfeuil, tubéreuse en croquette avec sauce à la truffe / foie gras, clémentine, vanille brioche / brandade de morue, pomme de terre, fleurs, ciboulette thaï / huître, mascarpone, algues, émulsion, sauce « cristomarine », mini-oseille / pasta d’aubergine, caviar, pois chiche, jus haddock, huile noisette / maquereau, noisette muscade, pachoi fromage blanc, raifort, cresson moutarde / endive braisée, épices, sauce abricot séché, huile de menthe / lotte, crème, panais en purée, huile, épinard, orange / topinambour fumé, ravioli, bouillon de peau de topinambour, truffe noire / canard colvert, sauce salmis, Tatin de pomme, poivre noir / tourte de colvert, truffe noire, oignon, sauce truffe / biscuit fourré à la truffe, glace à la truffe.
Ce menu est un chef d’œuvre de délicatesse mise au service d’une profusion frisant l’excès de produits rares. Le chef s’en est sorti avec une remarquable élégance. Les plats les plus extraordinaires sont le cromesquis à la chaude sauce de truffe, l’huître très iodée, le maquereau et le colvert. Le dessert fait aussi partie des merveilles.
Le Dom Pérignon 1962 prend de plus en plus d’étoffe, devient pulpeux avec de belles notes de crème de citron. Comme il s’est asséché assez vite, il faut ouvrir un Champagne Krug Grande Cuvée demi-bouteille très jeune. Ce champagne est agréable, mais on mesure l’extrême distance qui le sépare d’un champagne ancien qui a développé des complexités qu’il n’aurait qu’avec plus de quarante ans.
Tomo apporte un verre de vin rouge et sans hésiter j’affirme par le seul parfum, bourgogne et j’ajoute domaine de la Romanée Conti. Un tel parfum, ça ne s’invente pas. En bouche, je pense années 80. Situer le vin du domaine est plus difficile. Il s’agit de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1978. Le vin est absolument superbe. Il a tout ce que j’aime des vins de la Romanée Conti, le sel intense, une personnalité raffinée. Il s’accorde très bien avec le maquereau, le colvert et la truffe en croûte, mais aucun plat n’apporte réellement un supplément d’âme car il vogue au sommet. Il est loin de La Tâche 1962 légendaire que j’ai bue avec Tomo, mais il boxe dans une belle catégorie. Son élégance et sa subtilité sont spectaculaires.
Assez rapidement, nous avons aussi essayé les différents plats avec le Château d’Yquem 1949. Sa couleur est d’un or orangé. Son nez est riche et évocateur de milliers d’arômes. En bouche le vin est lourd, riche, d’une plénitude absolue. Dans toutes les associations, il est trop puissant pour les plats qu’il domine. Il faut le boire seul et ce qui me frappe, c’est que ce vin est totalement parfait, impression que j’ai souvent avec les très vieux Yquem de grandes années. On pourrait critiquer tel ou tel aspect du champagne ou du bourgogne, mais avec Yquem, c’est impossible. Il a atteint une telle cohérence qu’il paraît d’une solidité indestructible et irréprochable.
Ce repas est impressionnant. Tomo a voulu compenser de récentes expériences et il l’a fait plus que brillamment. Tout fut raffiné. Classer les vins serait difficile mais je ne peux m’empêcher d’avoir un petit faible pour La Tâche. Tomo a été brillant et généreux. Ouvrons vite d’autres merveilles.
le seul témoignage (hélas) de ce repas de rêve