Ce sera le dernier « Casual Friday » de cette année. Le Casual Friday est né il y a deux ans à la suite de l’achat d’une cave murée. J’avais acquis des bouteilles de présentations hasardeuses, aux contenus incertains, dans lesquelles de bonnes pioches pouvaient apparaître aussi bien que des échecs. L’idée de faire profiter de ces hasards quelques amis fidèles à l’occasion de repas informels s’est imposée. Elle a évolué vers un concept d’un fonctionnement simple qui est en fait une micro-réunion de l’académie des vins anciens. Apporte du vin qui veut, et j’essaie de coordonner les vins avec le menu d’un chef ami.
Nous sommes sept, tous des habitués de mes dîners ou de l’académie des vins anciens. Nous ne sommes que deux à apporter des vins, l’un des plus fidèles de mes dîners et moi. C’est cet ami qui nous invite tous. Le déjeuner se passe au restaurant de Gérard Besson.
L’apéritif débute sur un Champagne Bollinger R.D. 1996 dégorgé en septembre 2006. C’est vraiment un champagne agréable, confortable et racé. On se sent bien avec ses saveurs attendues et orthodoxes, finement traitées. Sur les amuse-bouche où la truffe abonde, l’entrée en matières est appétissante.
Avec le Champagne Dom Pérignon 1969, on entre dans un autre monde. C’est une porte qui s’ouvre sur les bains turcs lascifs où de callipyges odalisques exsudent les parfums les plus lourds. Car on a quitté le monde des champagnes pour celui de la luxure, de l’encens, des fragrances perverses. D’un or de miel, ce champagne décrit des pages de parfums et de saveurs dont la douceur est la clef.
Après ces deux champagnes connus vont se succéder des vins inconnus pour la quasi-totalité : sept inconnus sur neuf vins. Ai-je aujourd’hui le palais particulièrement accueillant ou s’agit-il de bonnes pioches miraculeuses, je ne sais, mais ce fut spectaculaire.
Le Sancerre Comte Lafond Ladoucette 1979 m’a fait découvrir que le baron de Ladoucette est un héritier de Comtes Lafond qui sont bien réels et non pas une de ces fréquentes tricheries à l’homonymie de domaines célèbres. Son Sancerre est une petite merveille. L’or est clair, le nez est aguichant et précis et ce qui me frappe au-delà de la jeunesse certaine, c’est la précision citronnée de ce vin au beau final. Jamais je n’aurais attendu une telle générosité d’un Sancerre de trente ans. Avec l’huître chaude, toute en douceur, l’accord se trouve naturellement.
Le Château Respide Graves Supérieures 1960 accompagne divinement le damier de foie gras et magrets de canard. J’adore ces vins simples, au message d’une lisibilité évidente mais qui jouent pleinement leur rôle : apporter une douce fraîcheur. Ce vin joliment citronné à qui l’on ne donnerait jamais 49 ans mais au plus quinze est d’un grand plaisir.
J’avouerai à ma grande honte que l’oreille de veau panée est un plat dont l’esthétisme m’échappe. Gratouiller dans l’oreille d’un veau n’est pas l’un de mes phantasmes. Je lui ai pourtant associé deux beaux vins. Le Château La Haye Saint-Estèphe 1929, est pour moi une première et même une grande première. Car ce vin à la couleur presque noire tant il est riche et dense est une divine surprise. Comment un cru bourgeois peut-il avoir cette richesse de trame ? Le vin est dense, profond, d’une belle plénitude. Et même s’il n’a pas une longueur infinie, il dégage un plaisir très inattendu.
Son compagnon sur le plat, le Clos de Gamot Cahors 1929 va être l’objet de controverse. Le sommelier avait détecté avant moi le nez de bouchon, bien réel au moment où on le sert. Mais ce nez désagréable ne dévie en rien le goût assez exceptionnel de ce Cahors à la richesse structurelle beaucoup plus affirmée que celle du bordeaux. Ce vin clair par rapport à son congénère est d’une race certaine. Alors, abîmé ou non abîmé ? Quand on sait que ce Cahors sera voté premier par deux d’entre nous, on peut comprendre que la bouche n’a réellement pas été affectée par le nez repoussant.
L’oiseau au long bec est traité par Gérard Besson avec un grand art. Il est associé à Château Beychevelle 1982 qui est au sommet de son art. Je le trouve parfait. Suis-je lyrique, suis-je devenu cool, ultra-cool, je trouve que tous ces vins sont absolument remarquables. L’équilibre du Beychevelle qui semble à pleine maturité, qu’il ne quittera pas de sitôt, est confondant. Le volatile et le Beychevelle volent de conserve.
Ça y est, ça me reprend ! Je m’amourache de ce gentil Nuits-Saint-Georges Pierre Olivier 1966 qui est une belle expression d’une Bourgogne calme et précise. Il faut dire que ce vin est l’introduction sur le très orthodoxe lièvre à la royale du chef. Il laisse maintenant la place à deux vins inconnus que j’ai apportés, fruits de cette cave murée. Le Vin inconnu 19ème siècle placé en premier est d’une fiole très classique, neutre, qui ne donne aucune indication de région. J’avais pu penser à un Constantia d’Afrique du Sud car il y en avait dans l’inventaire de ce que j’ai acheté. Mais le goût indique que ce n’est sûrement pas le cas. Ce vin est doux. Il n’est pas fortifié car il n’y a aucune lourdeur alcoolique. D’une subtilité raffinée, il est d’une élégance légère. Il n’y a aucune épice et aucun poivre, ce qui exclut beaucoup de vins des îles méditerranéennes. Alors, n’ayant aucune envie d’attribuer des étiquettes à des vins quand les indices sont trop faibles, ce vin restera « Vin doux inconnu 19ème siècle », car la seule certitude que l’on a est sur son âge qui dépasse largement les cent ans. Je suis émerveillé par la précision gracile de cette douceur extrêmement complexe, qui se marie à ravir au gibier coureur.
C’est un de nos amis qui est péremptoire sur l’origine du vin de bouteille illisible que nous buvons maintenant : « c’est un Madère ». C’est vrai. C’est un Madère vers 1870 car aussi bien l’état de la bouteille que ce goût inégalables nous conduisent à cette période. Le vin est beaucoup plus riche et plus fort que le vin précédent, d’un beau rouge noir dans le verre. Le vin glorieux et envoûtant est-il plus noble que le précédent ? Nos avis seront partagés. Même si je trouve le madère parfait, j’ai un petit faible pour le précédent soldat inconnu au message plus en douceur et en discrétion.
Sur la fourme et sur la traditionnelle tourte aux poires, pommes et amandes, le Château Guiraud 1943 à la couleur caramel foncé brille de mille feux. Alors que j’avais prévu que nous reprendrions du Dom Pérignon 1969 pour adoucir le feu du madère avant le Guiraud, dans l’action nous avons pris le raccourci ce qui évidemment désavantage la lecture du beau message du Guiraud. Ce sauternes combine élégamment les agrumes et le caramel. Il n’a pas aujourd’hui la longueur qu’il pourrait avoir, mais c’est la faute des deux liquoreux qui le précèdent, qu’il fallait absolument associer au lièvre.
La cuisine de Gérard Besson est traditionnelle, rassurante par sa perpétuation de recettes historiques. Alors que je suis volontiers bavard, je n’arrivais quasiment pas à placer un mot tant l’ambiance était à la décontraction et à la gaminerie des propos. Que tant de vins inconnus ou quasi inconnus brillent autant est un message à retenir : il existe dans le patrimoine des vins anciens de belles découvertes à faire, à des budgets qui sont loin du maelstrom que constitue l’achat des vins actuels, beaucoup plus chers.
Nous avons voté de façon informelle. L’hésitation était entre le Madère et le vin inconnu mais deux ont préféré chouchouter le Cahors. Mon vote serait : 1 – vin inconnu, 2 – Sancerre, 3 – La Haye, 4 – madère. Mais ce vote n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui en a plus, c’est l’accumulation de tant de grandes surprises.