Les « dîners à Quatre Mains » sont avant tout une aventure humaine et c’est en cela qu’ils prennent une dimension supplémentaire à mes yeux. Voir le bonheur de deux chefs qui créent ensemble et la joie des jeunes commis de la brigade heureux de recevoir un enseignement riche de deux grands chefs, c’est un plaisir qui ne se mesure pas. Il se savoure.
Nous arrivons à l’hôtel les Crayères par un chaud soleil ce qui fait tout drôle après la grisaille qui n’en finissait pas d’obscurcir le ciel de mai. Notre chambre est spacieuse, décorée comme les riches maisons bourgeoises du 19ème siècle. Ce n’est pas désagréable.
Nous prenons l’apéritif face au grand parc et au soleil dont on ne se lasse pas. Le Champagne Taittinger brut sans année se boit avec beaucoup de bonheur, d’autant plus que nous trinquons avec Claire et Pierre-Emmanuel Taittinger. Peut-être dopé par cette présence, le champagne a une profondeur et une vivacité plus grandes que la mémoire que j’en avais. Les deux chefs viennent nous rejoindre et sont d’une décontraction remarquable. On est loin de la tension des pilotes de Formule 1 avant le départ.
Les chefs du jour sont Philippe Mille, le régional de l’étape, MOF (meilleur ouvrier de France) doté de deux étoiles, et Gilles Goujon, MOF lui aussi et doté de trois étoiles à l’Auberge du Vieux Puits à Fontjoncouse. Son épouse est biterroise, ce qui fait que nous sommes pays.
Le menu préparé par les deux chefs est : lobe de foie gras de canard poêlé, tarte sablée « pain d’épices » à la rhubarbe en cage de meringue et gariguettes en réduction balsamique par Gilles Goujon / filet de rouget barbet, pomme bonne bouche fourrée d’une brandade à la cébette en « Bullinada », écume de rouille au safran par Gilles Goujon / aloyau de bœuf de Galice affiné cent jours, fenouil confit à l’eau de tomate, caviar d’aubergine au gingembre, jus de rôti à l’olive noire par Philippe Mille / dacquoise noisette et son praliné crémeux, mousse et dés de cake citron, mikado de meringue zestées par Philippe Mille.
Le Champagne Taittinger Comtes de Champagne rosé 2005 est un agréable champagne qui n’a pas tellement attiré mon attention, tant les discussions à notre table étaient animées. Mais il a favorisé un bel accord.
Il n’en est pas de même du Champagne Taittinger Comtes de Champagne rosé 2002 qui ne peut pas passer inaperçu. De grande personnalité et de grande tension, il occupe la bouche en en prenant possession. Ses évocations de fruits sont roses et le caractère vineux est très équilibré. Très gastronomique il est le chevalier servant idéal d’un plat d’anthologie, la bouillabaisse revisitée par Gilles Goujon.
Le Coteaux de Champagne Ambonnay rouge Cuvée des Grands Côtés, Vieilles Vignes Egly-Ouriet 2009 a un parfum incroyable. Je n’arrive pas à y croire. Il est puissant, fait de fruits rouges lourds, velouté comme le parfum du plus généreux des chambertins. Comment est-ce possible ? Je ne veux pas le croire car jamais je n’ai rencontré une telle puissance olfactive en un Coteaux de Champagne. J’ai beau sentir et ressentir, je ne peux pas m’y faire tant il y a du charme et de la puissance dans ce parfum. M’en ouvrant à Francis Egly qui participait au dîner avec son épouse, il explique cette richesse notamment par la faiblesse des rendements. En bouche, le vin est plus conforme à l’image que j’en ai. Le vin est bon, profond, mais il n’a pas la largeur que suggérait son parfum. Le vin est idéal sur la pièce de bœuf généreuse.
Le Champagne Egly-Ouriet Brut Tradition dégorgé en janvier 2013 est un champagne un peu vert à mon goût, mais très prometteur. Francis Egly m’a expliqué qu’il aime les champagnes plus mûrs et qu’il avait fait ce choix à cause de la présence de citron dans le dessert. Il me semble qu’il aurait pu choisir plus mûr, car le citron se sentait à peine.
Gilles Goujon est venu lui-même découper les lobes de foie gras et servir nos assiettes qui embaumaient tant la fraise était présente. Je me suis concentré sur la chair seule du foie gras, qui se mariait idéalement au rosé 2005. Le rouget traité en bouillabaisse est un plat qui donne des frissons dans le dos. Il est parfait et fait comprendre ce que c’est que d’avoir trois étoiles. Le plat est gourmand, et l’on reprend sans cesse le jus délicieux, servi à profusion. La viande mûrie plus de trois mois glisse en bouche comme un bonbon, mais c’est sur le dessert d’un équilibre remarquable que l’on a surtout vu le talent extrême de Philippe Mille.
Le directeur, Hervé Fort, nous entraîne dans le noir dans un coin reculé du petit bois qui jouxte le parc et nous entrons dans une yourte aux bois joliment peints, où nous pouvons continuer à bavarder avec Gilles Goujon, Pierre-Emmanuel Taittinger, Francis Egly et de nombreuses autres personnes en goûtant l’un des cognacs Hine qui nous sont proposés. Je choisis un Cognac Hine 1960 qui a une délicatesse extrême, plus charmant à mon goût qu’un Cognac Hine 1961 plus viril mais moins élégant.
Une fois de plus, les « Quatre Mains », c’est grand et très émouvant.