Notre groupe d’amateurs de Bordeaux formé d’américains en majorité mais aussi de canadiens, suisses, allemands et français a ouvert son congrès annuel par un apéritif aux Caves Legrand et un dîner au restaurant Dauphin (bulletin 142). Je leur ai proposé un crochet par Beaune avant un lourd programme bordelais.
Nous arrivons à Beaune sous la pluie pour visiter les caves de la maison Bouchard Père & Fils avec Bernard Hervet qui a concocté un voyage « souterrain » passionnant. Après s’être recueillis devant des flacons légendaires et uniques datant de 150 ans, nous avons goûté les 2004 dans une cave de mûrissement d’un joli gabarit (Pierre Fulla, opus cité). Les échantillons avaient été préparés, car tirer la pipette pour vingt personnes est un exercice épuisant. Les rouges furent : Savigny lès Beaune Les Lavières, Beaune Marconnets, Volnay Clos des Chênes, et un magnifique Clos Vougeot. Les blancs de 2004 : Meursault les Clous, Meursault Perrières, Chevalier Montrachet La Cabotte d’une rare subtilité et Montrachet, le seigneur de ces vins. Même si je sens une évolution des 2004 par rapport à la visite en Bourgogne d’il y a moins de vingt jours, je continue de penser que goûter des vins de six mois est un exercice de vigneron, nécessaire pour eux, mais seulement intellectuel pour les amateurs que nous sommes. La démonstration allait en être donnée par les 2003. Car, même s’ils sont trop jeunes pour être vraiment bus, ils ont déjà tous leurs membres et annoncent clairement la dominante de leurs futures qualités.
Les rouges 2003 : Monthélie les Duresses fort agréable et plus puissant que ce que j’attendais, Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus, une icône du travail de la maison Bouchard, Volnay Caillerets « ancienne cuvée Carnot » que j’ai adoré, Nuits Saint Georges « Les Cailles » plus austère et Le Corton, un immense vin rouge.
Les blancs 2003 : Beaune Clos Saint Landry, vin simple mais de grand plaisir, Meursault Charmes dont j’ai bu l’aïeul de 156 ans de plus, le Meursault Genévrières que j’ai adoré, le Corton Charlemagne de belle structure et le Chevalier Montrachet époustouflant, meilleur vin, pour moi de ces deux séries de bambins.
Au salon du château, qui n’est pas le château historique, ancienne forteresse de Louis XI, pentagone presque parfait ponctué par cinq tours, ensemble qui fut coupé en deux, ce qui rasa l’une des tours, pour des considérations républicaines et citoyennes (il fallait casser les symboles de la monarchie). La gentilhommière où nous goûtons un champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs 1988 est de dimension humaine et élégante. Le champagne est une indispensable pause après tous ces grands vins qui criaillent leur jeunesse folle. La bouche a été tellement sollicitée qu’on goûte forcément moins précisément ce champagne que j’adore. Il est indispensable pour savourer la suite.
A table, sur la cuisine précise et intelligente de Jean Paul Thibert, nous allons participer à l’un de ces repas de légende qui vont bousculer tous les repères et toutes les idées reçues de mes amis américains. La conservation idéale des vins les rend irréellement jeunes. Aucun des vins des mêmes années d’une cave privée comme la mienne ne peut prétendre à cette fraîcheur. Le voyage en est d’autant plus déroutant et passionnant.
Le Corton Charlemagne Bouchard 1998 a un nez explosif. Il est d’une puissance redoutable. En bouche, c’est l’alezan tout fou qui ne supporte pas la longe. Ses sabots frappent le sol. Là, les saveurs se bousculent dans un crépitement de fête foraine. Dans le verre le temps va domestiquer ces jaillissements et le pur Corton Charlemagne, plutôt puissant, montre son intelligence. On est conquis mais forcé de l’oublier, car le Montrachet Bouchard 1961 accapare toute l’attention. Je vois mes américains qui vacillent. Comment un vin de 44 ans peut-il avoir cette intensité, cette jeunesse, cette expressivité sans la moindre faiblesse ? Ce Montrachet est grand, beau, intégré, rond, au message pur. Doré, il va jouer sur de multiples registres où la crème de lait se montre, puis les champignons, puis un très joli fruit doré. Sur le pâté chaud de caille, le Montrachet est éblouissant.
Le Beaune Marconnets Bouchard 1959 est la meilleure des entrées en matière pour les rouges. Le vin est explicitement bourguignon, facile à comprendre, avec une belle amertume classique. Le carré de veau de lait rôti lui va bien. Mais comme il va aussi au Montrachet, on mesure à quel point le Montrachet est grandiose.
Les deux vins rouges qui vont suivre vont dérouter non seulement mes amis qui n’ont pas un tel recul historique, mais moi aussi. Ces saveurs n’ont pas de comparaison possible tant la préservation en une cave unique joue un rôle déterminant. Le Pommard Rugiens Bouchard 1929 a une jeunesse inouïe. Le nez est d’une intensité extrême avec du fruit. Mais oui ! On dirait qu’on a mis un concentré de fruits rouges dans un vin de 1986. C’est éblouissant et très puissant. Le Beaune Cuvée Estienne Hospices de Beaune 1906 est de la même trempe, mais encore plus émouvant. Car ayant un peu moins de puissance, il est plus romantique. On éprouve avec ces deux vins la même sensation que l’égyptologue qui découvrirait un panneau dont les couleurs paraissent peintes de la veille tant elles sont fraîches. L’émotion que peut procurer un vin de 99 ans de cette verdeur est intense. J’étais un peu en avance pour attendre mes invités. Aussi, j’avais rejoint Bernard Hervet ouvrant les 1929 et les 1906 avant notre périple en caves. Le bouchon de l’une des 1906 avait une forte odeur de bouchon que le vin n’avait pas. La première gorgée d’un 1906 juste ouvert est un moment rare. Et Bernard me dit : « les américains préféreront le 1929 au 1906 ». Quelques heures plus tard, votant à mains levées, on vit effectivement une majorité de bras pour le 1929, quand le 1906 recueillait quelques approbations, dont celles de Bernard Hervet et la mienne.
J’ai trouvé que le Montrachet, goûté sur le fromage, allait mieux avec le Cîteaux, l’ami des rouges, qu’avec le Comté, qui le refermait un peu. Un vieux marc de Bourgogne du Domaine Bouchard touchait nos lèvres sans forcément en avoir la nécessité. Il y avait eu trop de vins émouvants. Il fallait que ce soit leur trace que l’on garde. Le lendemain matin, j’avais la mémoire de ce 1906, vin inénarrable. Il n’a pas l’extraordinaire qualité du Romanée Saint-Vivant 1906 que j’avais bu ici même. Mais j’évoque de tels sommets gustatifs que ce vin de Beaune mérite de figurer à mon Panthéon.
L’hôtel des Remparts a ce coté rassurant des maisons familiales de gentil confort. La douche de ma chambre baptisée avec optimisme « suite » ne recélait aucune complication comme à Saumur ou à Pauillac. De quoi dormir en paix, pour affronter de nouvelles aventures avec mes amis américains en territoire bordelais.