J’arrive chez Anne et Olivier Bernard, propriétaires de Domaine de Chevalier, pour le dîner qui est l’objet principal de mon voyage. Etant logé chez eux, j’ai le temps de prendre un repos salutaire, après les agapes de Pujols. Descendant dans la cuisine pour prendre de l’eau, je croise quelqu’un à qui je dis : « il me semble bien que je vous connais ». Tel Dom Gormas répondant à Rodrigue, il me répond : « peut-être ». C’est le sommelier qui travaille avec le traiteur Marc Demund, qui a composé le repas de ce soir, et avec lequel j’ai réalisé deux dîners au château d’Yquem.
A l’heure dite, je me rends au salon décoré avec un goût très sûr, devant une cheminée qui réchauffe les jolies femmes. Pour nous faire patienter, Olivier nous sert un champagne Besserat de Bellefon rosé non millésimé qu’il avait ouvert lors d’un repas précédent. Ce rosé sympathique me rapproche un peu plus des champagnes rosés que je prise normalement assez peu. Olivier a choisi comme thème du dîner les vins en « 3 » dont il faudra trouver la décennie à l’aveugle. Cela paraît simple, car de dix ans en dix ans, les types des vins sont très différents. L’expérience va montrer que l’on se trompe facilement. Olivier nous demande si nous sommes effrayés par le chiffre « 13 », car il a poussé la règle du final en « 3 » jusqu’au nombre des convives. Sont présents autour d’Anne et Olivier Bernard : Stephan von Neipperg et son épouse, Robert Peugeot, son épouse et une amie, Alexandre de Lur Saluces, Aude et Xavier Planty, Patrick Baseden avec qui j’avais partagé le dîner à « La Poudette », mon ami américain S. et moi.
Toujours au salon, nous buvons un Champagne Pol Roger Chardonnay 1993 très plaisant et très champagne. Olivier débouche une bouteille qui fait un petit pschitt, voire pas de pschitt du tout. C’est un champagne Krug Clos du Mesnil 1983. Malgré une bulle rare, ce champagne est d’un goût exceptionnel, d’une grande pureté de définition. Certains convives apprécient et d’autres sont hermétiques au goût des champagnes âgés. Je suis enchanté de l’exotisme de ce vin malgré un mûrissement qui me paraît supérieur à ce que j’en connais.
Nous passons à table dans la salle à manger aussi élégamment décorée, avec des tons qui réjouissent le cœur. Le menu de Marc Demund est : amuse-bouche / noix de Saint-Jacques aux endives confites / émincé de volaille et foie gras aux morilles / fromages / gratin de pamplemousses rouges. Ce fut délicat.
Découvrir les vins à l’aveugle est amusant. Mais cela monopolise les conversations, et quand on pense à trouver l’année, on analyse moins bien le vin. Cela donne aussi quelques piques acerbes sur des vins des vignerons présents. Comme au jeu de la vérité, c’est parfois brûlant, mais l’atmosphère riante et joyeuse gomme tout cela. Le Domaine de Chevalier blanc 1963 est assez acide ce qui limite un peu le plaisir, mais il faut dire que ce millésime ne l’aide pas beaucoup. Le Champagne Krug extra dry 1953 est un des nombreux cadeaux de mon ami S., qui nous aura comblés par des attentions savamment étudiées. Ce champagne est généreux, charmeur, et provient d’une année exceptionnelle que j’ai – pour une fois – immédiatement reconnue.
Le Montrachet Domaine Ramonet 1983 de mon ami américain est étonnant, car il n’a pas le caractère extraverti des montrachets. Nous sommes plusieurs, dont des vignerons, à avoir pensé qu’il s’agissait d’un bordeaux, alors qu’Alexandre de Lur Saluces, mon voisin de table, a immédiatement reconnu la Bourgogne. Comme nous étions majoritaires à nous être trompés, on conviendra que ce n’était pas facile. Mais, honte sur nous.
Le Château Margaux 1933 est d’une forte acidité. On sent le charme des margaux, mais sous un voile. A côté de lui, le Domaine de Chevalier rouge 1943 est magnifique de rondeur et de douceur. C’est lui qui a le vrai charme. Je me suis trompé de dix ans pour chacun des deux rouges et lorsqu’on m’annonce les millésimes, tout me paraît plus cohérent.
Le Château Canon-La-Gaffelière 1953 est absolument grandiose, magnifique, superbe, épanoui. L’année est évidente. C’est une année de réussite exceptionnelle en saint-émilion, comme pour le cousin La Gaffelière Naudes que j’ai eu l’occasion de boire de très nombreuses fois, avec un permanent succès. Le Château Latour 1973 est noble, meilleur que ce que l’année suggère, mais il lui manque quand même ce petit quelque chose qui n’appartient qu’aux millésimes accomplis. Là aussi l’année se trouve par déduction.
Le Domaine de Chevalier 1983 est très plaisant et j’ai hésité longtemps, alors que pour le Château La Mondotte 2003 très riche et de belle qualité, qui titre 14,5°, le choix s’impose sans variante possible.
Le Château Guiraud 1983 est un jeune sauternes fort plaisant. Le Château Guiraud 1893 étonnamment clair, offert par mon ami S. qui devait savoir, sans doute, que nous avions autour de la table le tour de table complet du capital de Château Guiraud, fait beaucoup plus jeune que son millésime, que j’ai déjà abondamment exploré en sauternes. Je suis un peu gêné de le voir si jeune, ce qui n’enlève rien au plaisir de ceux des administrateurs de Guiraud qui n’avaient jamais bu d’exemplaire ce vin du 19ème siècle. Ils apprécient la valeur du cadeau de S. qui a tapé dans le mille.
Nous passons au salon qui se remplit de volutes de cigares rares. S. a offert à Olivier un cigare de 1953 (encore une année en « 3 »), ce que je trouve assez ahurissant. On nous sert alors un champagne Cristal Roederer 1973 encore de mon ami, non inscrit sur la liste du menu. Si l’on excepte le premier rosé déjà ouvert auparavant, nous finissons d’avoir bu treize vins, chiffre terminant aussi par trois. Je mets longtemps à hésiter entre champagne blanc et rosé tant l’ambre du champagne a des accents de rose mauve. Absolument délicieux, il offre une délicatesse romantique qui clôt en beauté le voyage de nos papilles.
Classer autant de vins aussi dissemblables et une gageure, mais je vais essayer : 1 – Château Canon-La-Gaffelière 1953, 2 – Champagne Krug extra dry 1953, 3 – champagne Krug Clos du Mesnil 1983, 4 – Domaine de Chevalier rouge 1943. Je suis sûr que les votes eussent été disparates si nous nous étions livrés à cet exercice. J’ai privilégié l’accomplissement au moment où nous les avons bus des deux rouges en pleine forme, et la race de deux grands champagnes.
Dans une ambiance enjouée, nous avons découvert des vins très originaux. Le chiffre trois qui termine chaque millésime est le chiffre du divin. C’est le qualificatif qui s’impose pour l’accueil d’Anne et Olivier Bernard.