Pour une fois, au lieu de raconter un dîner à plusieurs vins, avec de nombreux convives, je vais vous raconter un dîner en tête à tête, avec un seul vin phare. Mais l’histoire mérite d’être racontée.
L’histoire commence il y a quelques mois. J’étais déjà client chez Guy Savoy, mais il n’y avait aucune raison qu’il m’ait remarqué. Les choses ont changé lors de ce fabuleux déjeuner dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, et que j’évoque sur le site www.wine-dinners.com : cette dégustation de 20 millésimes d’Yquem. Le déjeuner chez Guy Savoy m’a permis de lui faire goûter un vin de Chypre 1845 pour lequel il m’a fait ainsi qu’à mon épouse deux jours plus tard un plat divin : un poulet cuit en papillotes, avec un jus de réglisse.
Depuis, nos relations se sont un peu approfondies, et je lui ai demandé si je pouvais réserver une table pour deux et apporter une bouteille pour laquelle je lui demandais un plat de son invention. Il accepta. Je n’avais pas d’idée en tête, mais je choisirais parmi des bouteilles à niveau assez bas que j’ai repérées dans ma cave. Dans le nombre, il est normal que quelques bouteilles anciennes évoluent vers cet incident : la perte de niveau. Deux jours avant le dîner, je pris en cave une bouteille d’un Chambertin 1934 de Charles Viénot. Cette bouteille provenait de la vente exceptionnelle que Pierre Cardin avait faite avec liaison en duplex entre New York et Paris d’une partie de la cave du Maxim’s. C’est à cette vente qu’une caisse de Mouton 1945 avait atteint la cote de 500.000 F. J’avais acheté une caisse de Chambertin 34, dont je prélevais cette bouteille.
J’avais livré cette bouteille deux jours avant le dîner, avec cette instruction : à stocker droit, à ouvrir à 18 h 00 le jour du dîner. Et j’avais ajouté : « si jamais le vin pue à l’ouverture, ce n’est pas grave ». J’avais aussi demandé qu’on me garde le bouchon, pour que j’étudie pourquoi le niveau avait baissé.
Arrivant à 20h30 avec mon épouse, je vis Eric Mancio, le talentueux sommelier de chez Guy Savoy, et lui demandais : « alors comment s’est passée l’ouverture ». Il fit une moue dubitative et me dit : « c’est spécial ». Je lui demandais si la bouteille sentait mauvais à l’ouverture ce qu’il me confirma, et il me dit que le bouchon s’était détruit à l’ouverture.
Passant à table, il versa quelques gouttes pour ma femme, mais nous le stoppâmes car ma femme ne boit pas. Le vin resta dans ce verre et je vous en dirai plus. Je humais mon verre et fus pleinement satisfait de ce que je découvrais : belle odeur, plaisante et charmante, mais pas très exprimée. Eric Mancio continuait d’avoir sa moue dubitative. Je lui demandai de se verser un verre afin qu’il puisse suivre l’évolution du vin. Il le sentit et me dit : « je ne suis pas à l’aise avec ce vin. Je n’ai pas de repère. Ce n’est pas un vin fait pour moi ». J’imagine qu’il pensait que ce vin allait rapidement s’évanouir, ce qu’il redoutait. Nous avons commandé l’entrée, puisque le plat avait été prévu par Guy Savoy : un pigeon. Je pris un plat aux lentilles et truffes, et ma femme des oursins aux crosnes. Sur les délicieuses lentilles, le vin s’exprimait si bien que j’en étais tout nerveux, et voulus que Guy Savoy vienne goûter l’association. Guy Savoy me dit : « attendez donc l’accord avec le pigeon ». Pendant ce temps le vin s’améliorait et soudain Eric Mancio me dit « est-ce que vous me permettez de porter ce vin en cuisine ». C’était un signe qui se traduisait par : « ça y est, je trouve enfin que ce vin est bon ». Et Eric Mancio est allé de surprise en surprise, pendant que je continuais de le déguster et que ma femme suivait au nez ses évolutions extraordinaires.
Puis le pigeon est arrivé. Une impression unique et extraordinaire : l’odeur du plat et l’odeur du vin étaient strictement identiques. L’un était la photocopie de l’autre. Et Guy Savoy nous expliqua : « depuis son ouverture, le vin a tellement changé que j’ai dû adapter la sauce en permanence. Les saveurs qui apparaissent immédiatement sont celles de réglisse, de poussière et de sous-bois. Du fait de sa structure, j’ai choisi de mettre des cèpes déshydratés, de rajouter une petite galette fine au chocolat, et de mettre un peu de vieux Rivesaltes dans la sauce ». Et l’ensemble était éblouissant. Le vin s’était épanoui, et comme on allait de plus en plus vers le bas de la bouteille, la concentration du vin devenait extrême. Le vin, assez discret mais prometteur au début tenait ses promesses, et gagnait en rondeur, et prenait une jeunesse de plus en plus évidente. Eric Mancio, qui était revenu de son impression première était subjugué par la révélation de ce vin riche, jeune et puissant. Sur la fin de la bouteille je demandai plusieurs verres pour séparer ce qui restait du vin et ce qui devenait du tanin quasi solide, que j’ai bu (ou mangé) séparément. Les dernières gouttes de liquide étaient si belles que je les ai humées pendant plus de dix minutes, profitant des parfums sans boire. Puis je bus les premières gouttes versées dans le verre de ma femme. Etonnement : ces quelques gouttes étaient restées dans leur état de départ, encore assez coincées et n’avaient pas du tout évolué, contrairement au reste du vin.
La suite du repas fut charmante : sur un Rivesaltes de 1950 je commandai une rhubarbe. Eric Mancio m’avait prévenu que cela n’irait pas, mais j’aime tant la rhubarbe. Je me suis laissé aller à commander le dessert qui va avec le Rivesaltes : un merveilleux dessert à l’orange, qui se marie de façon étonnante avec le vin.
Soirée réussie, accords parfaits. Le pigeon dont tous les ingrédients se structuraient d’eux-mêmes en s’ajoutant harmonieusement, le vin qui évolue jusqu’à la perfection totale, et à la fin ce commentaire d’Eric Mancio qui fait chaud au cœur : « je n’imaginais pas que ce vin allait révéler autant de jeunesse. J’apprends des choses étonnantes avec vous ».
Une réflexion : probablement beaucoup de personnes non initiées resteraient sur une première impression qui est celle de rejet ou d’incompréhension. C’est ce qui justifie l’intérêt des dîners de wine-dinners, pour apprendre et côtoyer la perfection de vins qui ne demandent qu’à être aimés et appréciés.