En un beau jour de printemps, quand les feuilles des arbres ne sont pas encore totalement formées, la place des Vosges montre une rassurante mesure du temps, ce temps où l’architecture donnait l’apaisante sensation de la vraie beauté. Le restaurant l’Ambroisie est discrètement signalé sous les colonnades. On y entre comme en un club privé. Un dîner d’amis qui sont tous conscrits.
L’un d’entre eux avait fait composer à l’avance par Bernard Pacaud un menu d’une rare intelligence. Les vins sont choisis sur place. Le champagne Louis Roederer que la maison suggère est fort bon. Très agréable champagne bien fait mais sans grande émotion, il se boit avec facilité sur d’attirantes gougères et sur une remarquable mise en bouche à base de foie gras confit au poivre avec une vinaigrette de poivre. Est-ce un souvenir très ancien, sans doute, j’aime beaucoup l’association d’un foie gras au poivre avec le champagne, car la bulle et le poivre s’excitent l’un l’autre. Un maître d’hôtel plein d’humour aura tout au long du repas donné des explications fort utiles. Souvent on n’écoute pas les présentations de plat solennelles, apprises par coeur et sans âme. Là, l’exposé est brillant, explique quelques secrets qui permettent une meilleure compréhension gustative du plat, et va même jusqu’à faire quelques traits d’esprit face à une tablée volontiers chahuteuse et décidée à s’amuser et festoyer. Le sommelier fort compétent sans le moindre étalage de sa science avait lui aussi un humour fort enjoué. Même s’il n’en est pas l’auteur, un trait d’esprit nous a fait rire. Nous lui disons pour un choix de vin : « nous vous donnons carte blanche », il nous répondit : « je préfèrerais carte bleue ». On voit que l’esprit général était de bonne humeur.
Le cannelloni de ris de veau est un plat délicieux et le Meursault « les Crotots » François d’Allaines 2001 se mariait particulièrement bien à la sauce généreusement rabelaisienne et aux morilles dont la rigueur repositionnait le Meursault comme le safran réoriente le dériveur. Ce Meursault chaleureux se mâche avec bonheur tant il emplit la bouche en toute décontraction. Il est diablement aidé par le plat qui lui convient. Mais sur un magistral bar au caviar remarquablement exécuté, le Meursault montre ses limites. Il n’a pas la complexité que le bar appelle. Suffisamment civilisé il l’accompagne poliment, mais la magie de l’accord avec le cannelloni ne se retrouvait plus. Le caviar traité chaud donne des sensations spéciales et diablement excitantes que j’adore mais n’aide pas le vin malgré sa civilité évidente. Le navarin de homard est magnifiquement préparé. Il est particulièrement généreux. On est dans une cuisine classique, traditionnelle, qui enchanterait certains ancêtres prestigieux qui ont défini en leur temps les canons de l’art culinaire. C’est la cuisine bourgeoise à son niveau ultime d’accomplissement. Les trois plats construits selon ce même esprit ont composé un ensemble particulièrement brillant, mon coeur penchant d’abord pour le bar, puis le homard, et trouvant que le cannelloni aurait gagné à avoir un peu moins de morilles et un peu plus de ris.
Sur le homard, nous « attaquons » Kirwan 1998. Ce choix de sommelier est judicieux, car le vin avait magiquement attrapé toutes les composantes de la sauce, phénomène que j’adore trouver. Mais ce Kirwan était si coincé, si freiné par sa camisole qu’on n’avait qu’une esquisse de vin. Aussi, laissant le choix au sommelier, celui-ci nous trouva un vin italien au nom qui fait peur : Caberlot 1995, car on redoute un de ces vins modernes qui se veulent internationaux. En fait le choix était fort bon, car même si la trame est simple, ce vin a une générosité, une spontanéité qui forcent le plaisir. Au moment des fromages, je croyais pouvoir revenir au Meursault, mais le palais était déjà conditionné et le Caberlot se comporta fort bien à ce moment particulier du repas.
Le dessert au chocolat est un pilier de cette institution. Dix-huit ans d’existence du plat avaient forcément donné au sommelier l’occasion de trouver l’accord parfait. Servi curieusement dans une flûte, un whisky pur malt Port Dhubh 21 ans de 43°(que j’ai vaguement pris au nez pour une grappa avant qu’on ne me souffle) crée effectivement un mariage précis. Mais j’explorerais volontiers sur ce beau dessert des vieux Maury qui exprimeraient plus de sensations que ce whisky. On oublie trop souvent les Maury qui finissent si délicieusement les repas sur des notes voluptueuses alors qu’ici on joue dans le plaisir sadomasochiste : whisky, fais moi mal. Ayant malencontreusement fait de l’humour sur l’innocuité de ce 43° nous nous retrouvâmes face à un Teaninish, pur malt de 27 ans titrant 64,3°. Ça c’est une boisson d’homme, avec ses chaînes et ses cuirs. Très beau whisky car la force alcoolique ne le simplifiait pas dans un message brutal. On avait un beau caractère non biaisé. Inutile de dire que nous n’étions plus dans les canons sarkoziens de la beauté.
L’Ambroisie est un restaurant à part. La décoration raffinée et la disposition des lieux donne l’impression que l’on dîne en un château privé. L’accueil attentif et personnalisé m’a fait ce soir une très positive impression alors qu’en une autre circonstance je m’étais senti bien ignoré. Il ne faut jamais juger les lieux une seule fois. Je me suis gentiment opposé – sans réussir – à cette manie d’enlever les verres quasi vides beaucoup trop rapidement de la table. C’est une règle de service à résolument changer. Sommeliers de tous les grands palais de la gastronomie, laissez les verres. Ces rapts me frustrent car le verre vide est un témoin de l’odeur qu’il faut encore consulter, même si l’on a changé de vin. Je suis content que le menu, choix judicieux d’un ami esthète, m’ait permis de profiter, de jouir de la généreuse et parfaite conception de la cuisine de Bernard Pacaud. Un grand moment de gastronomie.