Le restaurant L’Ecu de France à Chennevières a accueilli des événements familiaux depuis plus de soixante ans. Mon père s’était installé comme médecin oto-rhino à Champigny-sur-Marne peu de temps après ma naissance, et le lieu faisait partie de ses favoris. Directement sur la Marne, de style normand, avec une collection de faïences qui n’a jamais bougé d’un pouce, avec une cheminée monumentale et des boiseries anciennes, cela fait des lustres que je connais par cœur chaque recoin de cette demeure. J’imagine volontiers qu’il y a plus d’un siècle elle accueillait de sages fêtes familiales ou des célébrations d’amours passagères. Les crinolines et vertugadins devraient froufrouter le long de la Marne.
La famille Brousse qui exploite le lieu a tissé avec des vignerons renommés des amitiés fidèles et l’on trouve sur la carte des pépites que beaucoup de restaurateurs et d’amateurs envieraient. Alors, avec ma femme, nous sommes des fidèles du lieu qui a gardé son âme d’antan.
Le chef est haïtien, joyeux, à la cuisine exubérante. Comme je le connais, je peux me permettre de lui demander de freiner son talent vibrionnant pour chercher une cohérence avec les vins. Aussi pour le vin rouge que j’ai envie de commander, le pigeon devra oublier le foie gras qui l’accompagne ainsi que le beurre au fruit de la passion. C’est accepté. De même, pour le homard bleu de Bretagne, je demande qu’on le présente sur une assiette et que le velouté de pleurotes soit servi séparément, alors qu’il est normalement prévu « à la nage ». Ces ajustements se font dans la bonne humeur.
Le vin que j’ai choisi est un Chambertin Clos de Bèze Domaine Armand Rousseau 2002. La bouteille est ouverte à mon arrivée et les maîtres d’hôtel du lieu savent que je gérerai moi-même le service du vin. La bouteille a une sympathique poussière de cave, le niveau est juste sous le bouchon. Le bouchon est sain et parfait. Les verres sont de belle taille. Je sens les effluves. Le vin est brillant.
Le parfum du vin est d’une rare délicatesse. Il est doux. En bouche deux choses s’imposent dans mon esprit, le velours et la cohérence. Vient ensuite une amertume bourguignonne d’une rare élégance. Ce qui est fascinant dans ce bourgogne c’est qu’il synthétise ce que doit être un chambertin gracile et féminin, sans à aucun moment forcer son talent. Il est là, il se présente, et tout est équilibre. Une expression que j’aime employer lui conviendrait : ce vin est un discours courtois.
Pour patienter on nous apporte une tranche de foie gras entourée de milles saveurs diverses gentiment cohérentes. Le foie lui-même est de haute qualité.
L’entrée arrive et c’est un homard de belle taille, pur, sans aucune fioriture qui est sur une assiette pendant que dans une autre il y a le lourd velouté de pleurotes. On m’a écouté. Le homard est goûteux et sa cuisson et parfaite. Il est à peine saisi et ne souffre pas d’une cuisson trop souvent excessive. L’accord est possible avec la chair du homard mais c’est surtout sur le velouté épais que le vin trouve son bonheur. Au fil du temps le velours du chambertin s’affine et se montre dominant pendant que l’astringence bourguignonne est comme un refrain du vin.
Le pigeon est superbe, sobre et goûteux. C’est avec sa mâche saignante que le chambertin trouve sa plus belle vibration. On a l’aristocratie de la Bourgogne et ce d’autant plus que l’année 2002 a le rythme discret qui permet de jouir des subtilités du vin. De très bons petits légumes calment le palais pour reprendre l’accord superbe de la chair du pigeon avec le Clos de Bèze.
La bouteille se finit avec un Brie fourré à la truffe qui ne crée aucun accord particulier mais ne nuit pas au vin.
Avec le chef haïtien venu nous saluer nous avons bien ri, car sa nature exubérante a su se mettre au service du vin ce dont je ne le remercierai jamais assez.
Un lieu chargé de milles souvenirs, une cuisine de beaux produits, un service attentionné et un vin que j’adore pour sa justesse de ton, que demander de mieux ?
(du fait de l’éclairage au restaurant les photos ne sont pas très belles)