Un fournisseur occasionnel m’avait proposé avant les vacances un Krug avec cette indication : « niveau bas ». Les photos de mauvaise qualité ne permettaient pas de vraiment juger le vin, mais j’ai donné mon accord. La bouteille m’a été livrée et le vendeur m’avait annoncé avoir réservé une surprise. Lorsque je déballe le colis je vois que le champagne est beaucoup plus bas que ce que j’imaginais mais ce qui me rebute, c’est que le vilain chiffon qui entoure le haut du goulot et n’arrive pas à stopper la perte de volume dégage une odeur insupportable. Il est probable que le vin est en grande difficulté.
Le cadeau qui est joint aurait normalement tout pour plaire puisqu’il s’agit d’un Meursault les Tessons, Clos de Mon Plaisir Guy Roulot et Fils 1978. C’est un grand vin, mais le niveau a baissé de quinze centimètres environ et la couleur vue à travers le verre est très sombre. Je m’en veux d’avoir été aussi imprudent et je ne crois pas que le Meursault pourra compenser mon imprudence.
Il se trouve que j’invite à dîner un ami fidèle de mes dîners qui me demande chaque année d’organiser un repas pour ses amis. Nous aurons un repas prochainement à la Maison Rostang. Il me paraît opportun d’inviter mon ami au restaurant Maison Rostang ce qui me permettra de mettre au point le menu du futur repas avec le chef Nicolas Beaumann. Je sais que mon ami aime les vins anciens aussi, ayant envie d’en avoir le cœur net au sujet de ce Meursault qui a tant souffert, je le prends pour le boire avec lui. Nous verrons bien. La carte des vins du restaurant est telle que nous pourrons toujours remplacer ce vin.
Très en avance au restaurant, j’ai le temps de mettre au point le menu du futur déjeuner avec le chef, car nous nous comprenons extrêmement facilement et nous composons même le menu de ce soir.
Sortant le 1978 de ma besace, je montre le vin au sommelier Jérémie, et je lui demande s’il veut l’ouvrir, alors que j’ai mes outils avec moi. Jérémie me dit qu’il va prendre son bilame et part en cuisine avec le vin. Ne le voyant pas revenir après de longues minutes, je m’inquiète et je vais en cuisine. Là, je suis prêt à m’évanouir. Je vois la bouteille, une carafe avec le vin, un verre et les outils. En fait Jérémie a fait tomber quelques miettes dans la bouteille, a essayé de les récupérer, et n’y arrivant pas, a transvasé le vin dans une carafe et s’apprêtait à remettre le vin dans la bouteille qu’il avait lavée de ses impuretés. Mon dieu que la couleur du vin est terreuse. Il y a un risque majeur, mais allons jusqu’au bout.
Mon ami arrive et avec Jérémie, l’idée vient de prendre de la cave du restaurant un jeune Meursault de Roulot. Jérémie suggère un Meursault Clos du Haut Tesson A Mon Plaisir domaine Roulot 2014. Ce vin a un parfum magnifique, glorieux et puissant. En bouche, il est évidemment très jeune, vif et tranchant.
Le Meursault les Tessons, Clos de Mon Plaisir Guy Roulot et Fils 1978 a une couleur tuilée et terreuse qui rebuterait la quasi-totalité des amateurs, mais mon ami, habitué de mes dîners, sait qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Il goûte le vin avec moi et lui trouve une largeur et une consistance beaucoup plus plaisante que celle du 2014. Je dois lui tirer mon chapeau, car beaucoup d’amateurs auraient été influencés par la fatigue du vin. Il est fatigué, mais il a gardé une belle consistance et un gras fort sympathique.
Notre repas, conçu par Nicolas Beaumann est : langoustine, homard et pigeon. Les amuse-bouches permettent de comparer les deux vins, le jeune au parfum envoûtant et à l’acidité présente et le ‘vieux’, si l’on peut dire, plus large avec plus de gras et une belle présence, si l’on sait passer au-dessus de ses petits défauts.
La langoustine est présentée avec des coques qui lui donnent une bouffée d’iode et le 1978 est le plus à son aise avec le plat, gagnant en largeur. Le homard bleu breton est parfaitement cuit et les deux vins s’adaptent à lui formant deux accords assez différents, le jeune dans la vivacité et l’ancien dans le confort.
Pour le pigeon délicieux, Jérémie m’avait conseillé un Châteauneuf-du-Pape domaine Charvin 2009, me vantant une similitude avec les vins d’Henri Bonneau. Je n’avais à ce jour jamais bu de Châteauneuf de ce domaine. Il est bon, a un fruit fort et plaisant, mais c’est un vin qui va en profondeur plus qu’en largeur, ce qui limite mon plaisir. Il manque quelque chose pour mon palais, mais le pigeon est tellement bon que l’ensemble se conçoit.
Nous poursuivons avec de délicieux fromages. J’ai pris un époisses, un salers très affiné et un fromage de brebis. Avec ces fromages forts, le vin rouge devient beaucoup plus intéressant.
La cuisine est de haute qualité et la présentation des plats est esthétiquement réussie. Jérémie a bien accompagné notre repas et je ne peux pas lui en vouloir d’avoir compliqué l’ouverture du 1978. Dans une ambiance très conviviale avec le personnel du restaurant, nous avons, mon ami et moi, vécu un très beau repas. Et je ne féliciterai jamais assez mon ami qui a su comprendre un vin fatigué et en tirer une expérience positive. Il l’a même désigné premier des trois vins du repas.