De temps à autre sur des forums de passionnés de vins revient une discussion sur les buveurs d’étiquette. Elle est fondée sur un postulat : celui qui boit grand boit cher et s’il boit cher, c’est qu’il n’a pas de palais. Car s’il en avait, il boirait les petits vins pas chers qui ont un rapport qualité-prix exceptionnel. Cette querelle n’aura jamais de fin. Elle sert d’introduction au dîner de ce soir, et des deux autres repas qui suivront, où seul le meilleur et le plus renommé aura droit de cité. Alors, serons-nous ce soir influencés par les étiquettes ? C’est un vrai cas d’école, car des étiquettes, il n’y a que ça. Et à ce stade, il n’y a plus d’influence puisque tous les vins sont d’une noblesse consanguine.
Le dîner se tient au restaurant Spago Beverly Hills, dont le chef Wolfgang Puck est un génie du marketing, puisqu’il doit posséder autour de deux cents restaurants dans le monde et appose sa signature sur des produits comme le fait Paul Bocuse. Nous sommes convoqués à 20 heures, mais j’arrive avec une demi-heure d’avance. Je suis contrarié car les Yquem sont dans des seaux à glace remplis de glaçons mais sans eau, ce qui gèle quasiment le bas de la bouteille alors que le haut est beaucoup plus chaud. Les bouteilles seront ouvertes, selon les habitudes de Bipin Desai, l’organisateur du dîner, au dernier moment. Je vois le sommelier Christopher Miller utilisant un ridicule tirebouchon « limonadier » qui brise les bouchons et fait tomber des miettes dans le vin, ce qui m’affole. Il me dit : « je préfère travailler seul », ce que je comprends, mais je lui réponds : « oui, mais il s’agit de mes vins ».
Pendant ce temps, nous prenons un long apéritif sur un champagne Laurent Perrier brut LP sans année, qui n’est pas particulièrement folichon, ne dégageant aucune réelle émotion. Les amuse-bouche sont : spicy tuna tartare in sesame-miso tuile cones / warm Kumomoto oyster in Meyer melon / Japanese Kobe beef « Nigiri » with Asian pear and Shiso / first of the season white truffle pizza.
Nous passons à table. Nous sommes plus d’une vingtaine autour de trois tables. Il n’y a qu’une bouteille par vin, mais l’expérience montre que c’est suffisant. Le menu conçu par Wolfgang Puck avec Lee Hefter, Thomas Boyce et Sherry Yard est ainsi rédigé : Duo of foie gras, pastrami in rye crisp with apple-mustard, seared wit apricot chutney, roasted pear and toasted hazelnuts / Osetra caviar, smoked sturgeon croquette with shellfish emulsion / rabbit, pork and veal tortellini in celery apple brood / pan roasted Dover sole, Maryland crab and Japanese Matsutake mushrooms / selection of artisanal cheeses toasted walnut bread / pink lady apple caramel pudding cake.
Devant nous, quatre verres : Yquem 1989, Yquem 1959, Yquem 1949, Yquem 1929. Les couleurs sont magnifiques. Le 1989 est d’un or très clair. Les deux suivants sont couleur acajou, le 1959 étant le plus foncé. Le 1929 tend vers le chocolat noir ou le caramel foncé. Les parfums sont liés à une ouverture trop récente. Le 1989 est discret, mais l’on pressent sa profondeur. Le nez du 1959 est incroyablement puissant. Celui du 1949 est plus équilibré, tendant vers les fruits jaunes. Le 1929, encore discret évoque le caramel.
Nous buvons les vins sans plat car le service tarde. Le 1989 est très gras en bouche, opulent. Le 1959 semble devenu plus sec, avec un sucre apparemment atténué. Tel qu’il se présente, il est adorable, parfait de construction, magique, avec un final interminable. Le 1949 est lui aussi magique, plein, plus rond que le 1959, plus accompli, mais au final moins impressionnant. Le 1929 est d’une pureté absolue. Il a du caramel légèrement fumé. C’est un vin profond et dense. Il y a dans le caramel une pointe de thé. Les trois anciens se caractérisent par une magnifique acidité. A ce stade, je classe : 29, 59, 49, 89. Le foie gras est un plat beaucoup trop compliqué pour les vins qu’il ne met pas en valeur. Le foie n’est pas assez cuit. Mais sur le plat, le 1989 prend de l’ampleur. J’aime beaucoup plus le 1949 que Bipin Desai qui lui voit un petit défaut. Je ne suis pas d’accord et quatre heures plus tard, le 1949 me donnera raison. Les vins évoluent dans leurs verres et mes sensations aussi. Brusquement, Bipin me demande de commenter les vins. Ayant entendu les remarques à ma table, je commence à dire que les avis sont extrêmement personnels. N’aimant pas trop les Yquem qui tendent vers le caramel, mon classement va défavoriser le 1929 alors qu’il a sans doute la plus belle structure. Et j’ajoute que considérant les 1949 et 1959 que j’ai apportés comme mes enfants, j’ai évidemment pour eux des yeux paternels. Mon classement est : 1959, 1949, 1929 et 1989, ce dernier étant une magnifique promesse, mais désavantagé de se situer avec de telles icônes.
La cuisine se simplifie avec le caviar, qui joue parfaitement son rôle pour les trois champagnes. Le champagne Veuve Clicquot Dry 1949 donne l’impression d’être un peu évolué, mais il est délicieux. Le champagne Bollinger Tradition 1969 est absolument génial, fluide, aqueux, mais d’immense complexité. Pour moi, c’est « love at first sight », alors qu’à ma table le Bollinger ne fait pas recette. Le champagne Krug Vintage 1979 est nettement plus jeune que les deux autres. Sa bulle est forte et insistante. Il est très Krug, sans toutefois l’ampleur qu’il pourrait avoir. A ma première impression, le classement est : 69, 49, 79, mais le Veuve Clicquot s’épanouissant de façon spectaculaire, le classement devient et restera : 1949, 1969 et 1979. La jeunesse et la force de la bulle jouent contre le Krug, ce qui est paradoxal. Il est très précis, très complexe, fruité. C’est un grand champagne, mais les plus anciens présentent plus d’intérêt du fait du développement de leur complexité que donne leur évolution. Le 1949 est un immense champagne.
Avec la troisième série, ça commence à « décoiffer ». Car nous avons en face de nous : Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1989, Corton Charlemagne Coche Dury 1989, Corton Charlemagne Jadot 1989, Corton Charlemagne Leroy 1989, Meursault Charmes Comtes Lafon 1989, Meursault Perrières Comtes Lafon 1989.
Le Bonneau du Martray et le Leroy sont les deux vins les plus pâles de cette série aux couleurs très homogènes. Le Bonneau du Martray est très pur, magnifiquement dessiné, et bien fruité. Le Jadot est plus épais, montrant son alcool et je trouve moins fin. Le Leroy est pour moi le plus Corton Charlemagne, plus même que le Bonneau du Martray qui est traditionnellement le « témoin » de l’appellation. Le Coche-Dury est de loin le plus fruité, le « plus » sur tous les compartiments du jeu, mais à mon palais il joue plus Meursault que Corton Charlemagne. Le Perrières est un vin parfait, vin de plaisir absolu. Dans l’échelle des émotions, c’est ce Meursault qui m’émeut le plus. Le Charmes est plus attendu, et dégage moins d’émotion, aussi, quelle ne sera pas ma surprise lorsque des amis se lèveront des deux autres tables pour déclarer que le Charmes est plus grand que le Perrières. C’est absolument étonnant tant l’écart me paraît évident. Autres lieux, autres palais sans doute.
A ce premier stade, je classe le meursault Perrières, le Corton Charlemagne Leroy et le Coche-Dury. Mais les vins évoluent dans les verres. Le Bonneau du Martray explose de noix. C’est envahissant. Le Jadot se domestique mais n’arrive pas à éveiller l’émotion. Le Leroy est impressionnant de précision. Le Coche Dury est maintenant le plus expansif, le plus grand. L’élégance du Perrières est hors du commun. La sauce citronnée et crémée se marie au mieux avec le Perrières. Plus on avance et plus le Coche Dury devient une bombe aromatique et le Bonneau du Martray exprime sa précision. Si je ne le classe pas mieux, c’est à cause de l’insistance de sa saveur de noix. Le Jadot montre trop d’alcool. Le Leroy est magnifique. Quel immense luxe que d’avoir d’aussi grands vins réunis. Le Coche Dury est le plus grand de tous, mais je mettrai en premier celui qui m’a donné le plus d’émotions par ses côtés chantants, joyeux, épanouis et brillants. Mon classement est 1 – Meursault Perrières Comtes Lafon, 2 – Corton Charlemagne Coche Dury, 3 – Corton Charlemagne Leroy, 4 – Corton Charlemagne Bonneau du Martray, 5 – Meursault Charmes Comtes Lafon, 6 – Corton Charlemagne Jadot. Il faut se dire cependant que le classement est lié à l’état des bouteilles. Et chacun de ces vins, s’il était seul dans un repas, serait l’empereur à la barbe fleurie.
Nous pouvions penser avoir atteint un nirvana, mais l’escalier a une marche de plus, et une grande, car arrivent maintenant les poids lourds. Excusez du peu : Chevalier Montrachet Domaine Leflaive 1989, Montrachet Bouchard Père & Fils 1989, Montrachet Jadot 1989, Montrachet Lafon 1989, Montrachet Pierre Morey 1989, Montrachet Ramonet 1989, Montrachet Drouhin Marquis de Laguiche 1989. Si ça décoiffait, maintenant, ça déchire ! Il y a six Montrachet et un Chevalier, accepté au sein de ce groupe car c’est un Leflaive.
Les nez les plus ouverts sont ceux du Lafon, du Leflaive et du Ramonet. Le plus fermé est celui du Bouchard. Le Lafon est fruité, complet, joyeux, plein. Son final est assez court, ce qui me surprend. Le Pierre Morey est plus léger mais plus chantant. Il est aussi joyeux et même s’il est grand, il manque un peu de complexité. Le Ramonet est d’une grande fluidité, plein de grâce et de complexité. Son final est très élégant. Je le trouve très consensuel.
Le Drouhin Laguiche est plus conventionnel. Il manque un peu d’ampleur mais il est très bon, très fruité, avec un beau final. Le Chevalier Leflaive, seul Chevalier-Montrachet, tient bien la comparaison avec les Montrachet. Il a de la noix, du beurre et du miel. Il est coloré et riche. C’est un très grand vin dont le travail m’évoque celui de Coche-Dury. Le Jadot est très précis. Il n’a pas l’ampleur des autres mais il est très joli. J’aime beaucoup ce vin qui, lui aussi, a du beurre et de la noisette, exacerbés par la sole qui est divinement dans la ligne de ces vins. Le Bouchard est un peu faible. Il manque d’ampleur et de complexité par rapport aux autres. C’est très difficile de classer ces vins tous différents, car nous sommes au sommet de la hiérarchie. Le Lafon est assez archétypal mais court, défaut qui ne gêne pas Bipin. Le Ramonet a toutes les qualités, au final exceptionnel. Le Leflaive me gêne un peu par son côté trop noisette beurrée, un peu comme le Bonneau du Martray m’avait gêné par sa noix insistante ou l’Yquem 1929 par son caramel imposant. Le Jadot est élégant et n’en fait pas trop, ce qui me plait assez. Mon classement est : 1 – Montrachet Ramonet, 2 – Montrachet Jadot, 3 – Montrachet Lafon, 4, Montrachet Laguiche, 5 – Chevalier Leflaive, 6 – Montrachet Pierre Morey, 7 – Montrachet Bouchard.
Bipin Desai est toujours plus lent à manger et à boire que chacun d’entre nous. Aussi profite-t-il de l’expansion du Lafon qu’il classe premier. Je vérifie et c’est vrai que sa longueur s’améliore. Pourquoi ces vins ont-ils été ouverts aussi tard ?
La cinquième série est celle des vedettes américaines. Aussi est-il dommage de les associer à des fromages fort bons, mais incapables de révéler la majesté de deux seigneurs : Montrachet Leflaive 1999 et Montrachet Domaine de la Romanée Conti (DRC) 1999. Le Leflaive est d’une rare élégance, d’une définition de même ampleur que celle du Lafon 89. Le DRC a du charme, de la présence, de la puissance et une précision rare. Le Leflaive est plus élégant, du moins au premier contact et le DRC est plus kaléidoscopique. A chaque gorgée une découverte nouvelle. Je préfère le Leflaive, puis je préfère le DRC. En fait mon cœur balance pour ces deux vins parfaits. Malgré les affirmations de Bipin, je confirme que le Lafon 89 n’a pas la longueur qu’il devrait avoir. Le Montrachet DRC 99 est le premier de tous ces blancs, suivi par le couple Leflaive 99 et Ramonet 89. Quel spectacle !
Pendant le temps du dessert associé à un petit muscat perlant sans intérêt, je revisite les Yquem qui sont maintenant au faîte de leur gloire, alors que le Krug s’est acidifié. Mes vins de la soirée sont : 1 – Yquem 1959, 2 – Montrachet DRC 1999, 3 – champagne Veuve Clicquot 1949, 4 – Montrachet Ramonet 1989, 5 – Yquem 1949. 6 – Montrachet Leflaive 1999.
En rentrant à pied à mon hôtel, j’avais le sourire des gens heureux.