Je vais dîner au restaurant Taillevent avec un ami qui pendant des années a œuvré dans le monde du vin et de l’automobile. Grâce à lui j’ai pu réaliser de magnifiques dîners dont ceux au château de Saran, demeure de réception du groupe Moët. Je l’invite et il m’annonce qu’il viendra avec un Vega Sicilia Unico. Mes choix s’orientent de la façon suivante : il faudrait commencer par un Champagne Dom Pérignon 1962 car c’est avec cet ami que j’ai bu pour la première fois ce millésime exceptionnel dans les caves de Dom Pérignon. Ayant envie de poursuivre dans le millésime 62, je prends en main un Chablis Premier Cru Montée de Tonnerre François Raveneau 1962 mais la bouteille m’inquiète par sa couleur qui n’est pas avenante. Aussi je choisis une bouteille qui est dans la même case, un Chante-Alouette Grand Hermitage Blanc Chapoutier et Cie 1945. Pour faire bonne figure au cas où il y aurait d’autres problèmes que celui probable du chablis, j’ajoute à mon apport un Monbazillac Louis Bert & Cie 1962. Mes vins ont été apportés il y a deux jours.
C’est à 17 heures que je me présente pour ouvrir mes vins et il y a une incompatibilité évidente entre le nombre de vins et le fait que la table soit réservée pour deux. J’ouvre le chablis et l’odeur est très désagréable, marquée de sueur et d’amertume. La chance d’un retour à la vie est faible. Alain Solivérès, le chef cuisinier passe me saluer et sent le vin. Une telle bouteille aurait 99% de chances d’être mise à l’évier.
Le parfum de l’Hermitage est beaucoup plus engageant même si l’épanouissement n’est pas encore sûr. Je n’ouvre pas le liquoreux car nous aurons tout loisir de décider de l’ouvrir plus tard.
C’est vraiment un sacerdoce de venir ouvrir les vins trois heures avant car lorsqu’il n’y a que deux bouteilles, le temps passe lentement ensuite. Je vais à la terrasse d’un café boire une bière et lire un magazine. A 19h15 je fais ouvrir le champagne. A 20 h mon ami arrive et j’ai déjà une idée du menu. Nous prendrons des langoustines aux petits légumes, un turbot dans une soupe de coques et un pigeon dont j’ai appris plus tard qu’il est préparé selon une recette de Jean-André Charial, le propriétaire de l’Oustau de Baumanière, car Taillevent organise pendant un certain temps une cohabitation des recettes d’Alain Solivérès et de Jean-André Charial, sorte de quatre mains mais à distance sauf le premier jour où Jean-André était présent.
Le Champagne Dom Pérignon 1962 est plus foncé que ce dont j’ai le souvenir. La bulle est faible et en bouche une petite amertume limite le plaisir. Ce 1962 est objectivement plus vieux que d’autres Dom Pérignon 1962. Mais les gougères jouent les docteurs miracle et l’amertume disparaît. Le champagne devient plus agréable et la résurrection est complète avec l’amuse-bouche à base de langoustine croustillante. Et nous sommes impressionnés par le volume de ce champagne. Il y a des brassées de fruits généreux. Le champagne continuera de tenir son rang tout au long du repas. Ce n’est qu’au moment des mignardises que sa fatigue réapparaîtra.
Pour accueillir le Chablis Premier Cru Montée de Tonnerre François Raveneau 1962, il faut une belle dose d’ouverture d’esprit, car la couleur est presque grise. Mais en bouche même si la fatigue est là, on sent qu’il y aura un message qui suscite l’intérêt. Bien sûr on est loin de ce que ce vin de Raveneau pourrait donner mais par exemple sur la soupe de coques le vin s’est mis à chanter. Nous avons apprécié ce courageux soldat blessé.
Le Chante Alouette Grand Hermitage Blanc Chapoutier et Cie 1945 est d’une toute autre stature. Je ne le trouvais pas parfait à l’ouverture, mais maintenant il est brillant, solaire, plein de beaux fruits jaunes. L’âge et tout particulièrement cette année 45 lui donne une grande complexité. Il est parfait sur les langoustines mais c’est sur la chair du turbot qu’il brille particulièrement. Ce vin est un véritable bonheur, épanoui et grand. A l’aveugle on le rangerait sans problème dans un millésime comme 1978.
Le Vega Sicilia Unico 2008 de mon ami est brillant comme les Vega Sicilia jeunes et pétulant. Ouvert sur l’instant, non carafé, j’adore le cheval fou qui s’ébroue. Ce vin est merveilleux mais c’est surtout l’accord qui est exceptionnel. C’est de la mécanique de précision. Il serait impossible de changer d’un milligramme l’équilibre du plat et la magie diabolique de l’accord ne serait plus là. Nous sommes face à un accord parfait. Les épices sont dosées exactement pour ce vin jeune. Inutile de dire que je prends un plaisir de première grandeur. Jean-Marie Ancher me dira au moment du départ que le plat du pigeon est conçu par Jean-André Charial. Alors bravo au travail à quatre mains de deux chefs talentueux même si le chef du sud n’est pas présent.
Nous sommes tellement enthousiasmés que nous commandons du fromage pour les vins. Les fromages sont délicieux mais aucun accord, même pertinent avec l’un ou l’autre des vins, ne nous transportera autant que cette inimaginable perfection du pigeon et du vin espagnol.
Nous avons devisé fort tard tant il y avait des vins à notre goût. Nous n’avons pas voté. Mon vote serait : 1 – Chante Alouette Grand Hermitage Blanc Chapoutier et Cie 1945, 2 – Vega Sicilia Unico 2008, 3 – Champagne Dom Pérignon 1962, 4 – Chablis Premier Cru Montée de Tonnerre François Raveneau 1962. J’aurais pu hésiter entre l’Hermitage et l’espagnol pour la première place, mais le plus ancien mérite d’être couronné. L’accord miracle est celui du pigeon et du 2008.
Le restaurant Taillevent est toujours aussi agréable, avec un service parfait. La cuisine des deux chefs a été une réussite totale. On se sent bien au Taillevent.