Parfois, lorsque je prends une bouteille en cave, j’ai l’impression que cette bouteille m’a demandé de la choisir. Et je pense à ce poème : »Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » C’est ainsi que Lamartine parlait de sa maison natale. Ces objets inanimés qui dorment en cave auraient-ils une âme qui s’attache à la mienne et me forcent à les aimer ? Le dîner de ce soir a pu me conduire à cette passagère divagation.
Depuis très longtemps je connais l’un des plus grands commissaires-priseurs américains avec lequel j’ai déjà fait de nombreuses dégustations. Il a un palais très sûr. Il m’invite à dîner et je choisis le lieu. Ce sera le restaurant Taillevent car je souhaite m’imprégner à nouveau de la cuisine de David Bizet. Etant invité, je vais apporter des vins. Cet homme a tout bu, et surtout les bouteilles les plus mythiques. Il ne faut pas chercher à l’impressionner. Dans ma cave il existe une zone de plusieurs cases où sont regroupées des bouteilles non identifiables. Elles n’ont pas d’étiquette et parfois pas de capsule. Je m’approche d’une case et je prends en main un vin blanc. Sur la capsule il y a marqué Chassagne Montrachet Girard Père & Fils. Il n’y a pas d’étiquette et pas d’année. La couleur du vin à travers le verre me séduit. Je pense que ce vin doit être grand. Je le choisis alors que c’est le premier que je prends en main. La case où sont ces bouteilles est plus haute que la hauteur de mes yeux. Je ne vois donc que des fonds. L’un des fonds est très creux, le bord du verre est très fin. Il s’agit très probablement d’une bouteille du 19ème siècle. Je la prélève. Cette bouteille est fine au col très fin et très haut et sa forme ne correspond à rien de connu. On dirait une bouteille de Haut-Brion, mais plus fine et légèrement tordue du col. La capsule est neutre, probablement en plomb compte-tenu du grisé que je vois et la capsule est gravée d’une grappe et de feuilles qui ressemblent plus à du lierre qu’à de la vigne. Le niveau est très haut dans la bouteille qui est chemisée, tant le dépôt collé au verre est important. L’idée de boire des bouteilles inconnues avec mon convive me plait.
J’arrive peu avant 19 heures au restaurant Taillevent et j’ouvre les deux bouteilles. La bouteille du vin blanc est très ancienne et le bouchon se brise en mille morceaux pour une raison simple, il y a une surépaisseur de verre au milieu du goulot qui interdit de lever le bouchon sans le briser. Le parfum du vin est une bombe de fragrances intenses. Quelle puissance et quelle richesse ! Tiendra-t-il ce niveau brillant, nous verrons. Contrairement au bouchon du vin blanc, le bouchon du vin rouge vient entier, conique, le bas du bouchon étant plus étroit, épousant la forme du verre. Le bouchon est tout petit, comme c’était le cas pour les bouteilles de la première moitié du 19ème siècle. L’odeur est discrète mais semble raffinée. Je pense à un vin délicat de Bordeaux. J’avais imaginé bien sûr la possibilité que mes bouteilles se montrent décevantes et nous aurions pris des vins de la carte des vins très vaste du restaurant, mais il apparaît que cela pourrait ne pas être le cas.
Avant l’arrivée de mon hôte, j’ai le temps d’aller saluer David Bizet en cuisine et de bâtir avec lui ce qui pourrait être notre menu : produits de la mer variés, épaule d’agneau et chevreuil.
L’ami arrive et choisit trois champagnes. Il me demande de décider de l’un des trois. Ce sera un Champagne Charles Heidsieck cuvée Charlie 1985. Ce champagne est absolument délicieux, fin, vif, avec de petits accents lactés très agréables et une vivacité de bon aloi. Le choix était bon. Mon ami ayant un peu peur des saveurs de la mer nous prenons des langoustines au caviar absolument délicieuses et à peine cuites, presque crues, ce qui est d’un grand plaisir. Le vin blanc est servi maintenant. Le nez est explosif et racé. En bouche, la richesse du vin est impressionnante. Mon ami dit que ce vin est forcément un grand cru. Il est incroyable de richesse et de persuasion. Il a pour mon goût les belles caractéristiques des grands crus du Domaine Leflaive. Qui aurait pu imaginer un tel niveau ? Ce doit être plus qu’un Chassagne-Montrachet, peut-être un Chevalier-Montrachet Girard Père & Fils. A la couleur j’avais pensé années 40. La bouteille est plus vieille, sans doute de réemploi. Le vin pourrait être plus vieux mais gardons l’hypothèse de Chevalier-Montrachet Girard Père & Fils années 40. Le vin va rester parfait jusqu’à la fin du repas.
Les deux plats de viande sont absolument excellents et gourmands. Mon ami goûte le vin en ayant encore la mémoire du blanc, sans avoir mangé de viande et croit reconnaître un vin du Rhône, alors que je suis persuadé qu’il s’agit d’un bordeaux. J’ai eu par moment des parfums de Latour, à d’autres des intonations de Lafite. Ce n’est probablement pas un premier grand cru classé, mais c’est un grand vin. Il a des suggestions de vins de 1900 mais je crois qu’il est plus vieux, peut-être de 1880, alors que le bouchon correspond à un vin plus vieux d’au moins trente ans. Nommons ce vin inconnu Pauillac vers 1880. Mon ami abandonne la piste du Rhône pour confirmer un bordeaux.
La cuisine a été superbe et le service toujours aussi chaleureux. Alors revenons à mon imaginaire. Si ces vins se sont montrés si brillants, est-ce parce qu’ils m’ont demandé de les choisir dans ma cave ? C’est une sensation piquante de l’imaginer…
en fait, c’est bien des feuilles de vignes sur la capsule de ce vin centenaire