Mon ami Tomo et moi recevons des offres du même fournisseur de vins. Il envoie une offre pour une Romanée-Conti 1937. Tout seul, je ne l’achèterais pas, mais à deux, ça me semble possible. Tomo est d’accord de la partager car nous avons l’habitude de ces achats en commun. Le fournisseur propose de se joindre à nous pour la boire. Il est convenu que chacun apporte une bouteille supplémentaire et l’ami fournisseur tire le premier en proposant une rarissime bouteille de Champagne Billecart-Salmon 1949. Je propose d’apporter Yquem 1937, de l’année de la Romanée Conti et comme Tomo hésite pour son apport, je propose qu’il apporte Yquem 1937 puisqu’il en a et j’apporterai un Corton-Charlemagne J.F. Coche-Dury 2003. Nous sommes d’accord et Tomo lance : ‘j’apporterai sans doute une surprise’. C’est la porte ouverte à la déraison car bien évidemment nous aurons tous une surprise.
Je propose de faire le dîner au restaurant Taillevent et compte-tenu de la forme que prend ce dîner il sera compté comme le 235ème dîner de wine-dinners, même si les apports ne proviennent pas tous de ma cave, ce qui est l’usage pour ces dîners.
Le jour dit, en même temps que Tomo, j’arrive à 17 heures pour ouvrir les bouteilles et j’ai la chance de rencontrer à mon arrivée le chef David Bizet avec lequel je vais bâtir le menu. Nous nous comprenons très aisément.
Le nez du Corton-Charlemagne n’a pas la puissance des bombes olfactives des vins de Coche-Dury mais il a une élégance extrême. Il promet d’être grand. La bouteille de la Romanée Conti est absolument illisible. Comment notre ami fournisseur a-t-il pu trouver le nom et l’année ? Tomo me donne des indices. Il y a la petite étiquette en forme de croissant qui indique que c’est un monopole. On peut lire en toutes petites lettre le mot « française », ce qui ne peut correspondre qu’au Richebourg, mais il n’est pas monopole ou à la Romanée Conti. L’année est trouvée grâce à un 7. Il n’y a pas de Romanée Conti 1947, le choix est donc entre 1937, 1927 ou 1917. Tout indique que 1937 est la plus réaliste, d’autant qu’on devine le haut du chiffre 3.
La cire est entièrement enlevée sur le haut du goulot ce qui fait que le bouchon est nu en haut du goulot. Il vient en mille morceaux car il colle tellement à la paroi de verre qu’il faut déchirer des petits morceaux que le tirebouchon ne parvient pas à lever. Des morceaux tombent dans le vin et je dois en repêcher la plus grande partie. L’odeur du vin est très compatible avec celle d’une Romanée Conti mais je suis gêné par le fait qu’elle est torréfiée. Le vin a très probablement subi un coup de chaud dans une cave. Pour des vins aussi prestigieux que celui-ci, c’est dommage car la torréfaction sensible nous privera peut-être de l’émotion de ce chef-d’œuvre.
Comme si le destin voulait nous faire un pied de nez, le parfum du Chambolle-Musigny Amoureuses Faiveley Négociant 1929, la surprise de Tomo, est à se damner. Pour moi, c’est la perfection absolue du parfum d’un vin de Bourgogne et c’est la perfection aussi d’un parfum de 1929. Alors ce vin fera-t-il de l’ombre à la star de ce dîner. Nous verrons.
Les fragrances qu’offre le Château d’Yquem 1937 sont divines. Ce vin, c’est un comte, que dis-je c’est un prince, que dis-je c’est un empereur. Sa couleur ambrée est d’une beauté divine. Les vins ‘surprises’ de notre ami et la mienne ne seront pas ouverts pour l’instant. L’opération d’ouverture étant finie vers 18 heures il nous reste Tomo et moi à bavarder en attendant notre ami.
Le menu conçu avec le chef David Bizet est : ris de veau laqué, morilles étuvées au champagne / homard de casier en navarin, retour de potager à la pimprenelle / pigeon au sang rôti à l’ail des ours, confit d’olive noire truffé / filet de bœuf maturé, morilles aux appétits, pommes soufflées / fromage / mangue en pavlova à la crème crue / financiers au beurre salé.
Une demi-heure avant que notre ami n’arrive, j’ouvre son champagne. Quelle belle surprise d’entendre le bruit du gaz qui s’échappe. Le pschitt est significatif et très important pour cet âge. Au moment du service nous constatons que le Champagne Billecart-Salmon Brut 1949 a la couleur d’un jeune champagne. La bulle est rare et petite mais le pétillant est savoureux. Le champagne n’a pas une grande tension mais il est d’un équilibre rare. Il nous emmène dans des contrées où nous n’avons pas de repère. Ce qui frappe c’est l’aisance, l’équilibre et le charme. C’est un très grand champagne. J’avais demandé que le ris de veau soit calme et léger. Ce qui nous est servi est un plat magnifique en tant que plat, mais trop fort pour le subtil champagne.
Le Corton-Charlemagne J.F. Coche-Dury 2003 n’a pas la puissance habituelle des Corton-Charlemagne de cette grande maison. Il est d’une complexité rare et me stupéfie par ses évocations subtiles. On pensait rencontrer un athlète et l’on est face à un jeune poète. Quel charme, quelles complexités infinies. Je crois n’avoir jamais bu un Corton-Charlemagne de Coche-Dury aussi exceptionnel. Tous les registres de subtilité sont surpassés. L’accord avec le homard est idéal mais on aurait dû se passer des légumes qui apportent une cohérence au plat mais n’ajoutent rien au vin.
Pour les deux plats de viande, de pigeon et de bœuf, nous boirons ensemble les deux vins rouges. Avant que le plat de pigeon ne soit servi, le Chambolle-Musigny Amoureuses Faiveley Négociant 1929 au parfum idéal est fringant. On sent tout de suite que c’est un premier cru et qu’il n’a pas la stature d’un grand cru, malgré le fait qu’il soit très passionnant à boire juteux et sanguin. A côte de lui, la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1937 a toujours le nez torréfié et sa bouche lourde et puissante fait apparaître ce côté un peu brûlé qui n’empêche pas de se faire plaisir, car, on le sent bien, le vin est grand.
On nous sert le pigeon. Quel bonheur qu’aucun de nous ne soit dogmatique ! Car il se produit un petit miracle. La magnifique chair du pigeon et surtout sa sauce effacent totalement l’aspect torréfié et nous découvrons une vraie Romanée Conti, vibrante. Je retrouve même le sel si beau qui se cachait jusqu’alors. Nous avons la démonstration que les vins ont besoin de se frotter à un plat adapté pour briller. Et nous sommes heureux car nos craintes n’existent plus. Bien que la viande maturée soit excellente, c’est surtout le suprême du pigeon qui donne à la Romanée Conti sa vraie grandeur. Le 1929 se fait tout petit à côté du 1937 alors qu’avant les plats il se montrait beaucoup plus agréable et racé, comme le doit être un grand vin de 1929.
Nous souhaitions tellement partager une grande Romanée Conti que nous profitons pleinement de ce rare moment. Mais il y a un signe qui ne trompe pas. D’habitude on trouve dans la lie un supplément d’âme car elle concentre toute la personnalité du vin. Or j’ai trouvé la lie de la Romanée Conti moins fringante que le vin lui-même. Il suffit cependant que nous ayons connu un bel instant de grâce pour que nous soyons heureux.
Ce qui restait du Corton-Charlemagne s’est montré très adapté à la viande maturée et aussi sur d’excellents fromages, dans mon cas, un saint-nectaire.
C’est maintenant l’arrivée du Château d’Yquem 1937. Comme le Corton Charlemagne ce vin n’est pas tonitruant, ce qui développe encore plus son élégance. C’est un immense Yquem, très probablement le meilleur des sept Yquem 1937 que j’ai bus. Quel grand vin d’une magie infinie, sans trop de botrytis et à la belle acidité. Des vins comme celui-ci donnent l’image de la perfection.
Entre en piste la surprise de notre ami, un Champagne Pommery rosé 1934. Sa couleur est très belle et très jeune, la bulle est faible mais le pétillant est là. Ce qui me fascine, c’est qu’il est possible de passer de l’Yquem au champagne rosé et inversement sans le moindre problème, comme s’ils étaient des compagnons de jeu. J’avais demandé des financiers pour ce rosé. Ce sont probablement les meilleurs financiers que j’aie goûtés. Le dessert à la mangue n’est fait que pour l’Yquem et la pavlova sucrée n’est pas forcément sa meilleure amie. L’Yquem supporte bien les financiers prévus pour le champagne.
Vient maintenant ma surprise qui en sera une aussi pour moi. J’avais acheté des bouteilles de Marc de rosé d’Ott 1929 et j’avais trouvé ce marc d’un immense intérêt. Lors d’une deuxième commande de ce marc, j’ai reçu des bouteilles au liquide bien rose et en même temps deux bouteilles au liquide si clair que j’ai imaginé qu’il s’agisse de l’eau. Quand j’ai ouvert la bouteille avant le repas, l’hypothèse de l’eau n’existait plus. C’était la surprise de ma surprise ! Ce Marc blanc d’Ott 1929 n’a pas du tout le charme des marcs de rosés. Il ressemble plus à une Grappa légèrement amère. Il est très viril par rapport à son cousin rosé. Nous n’insistons pas.
Nous sommes trois à voter pour nos cinq vins préférés sur six vins, l’alcool n’étant pas en compétition. Pour Tomo, son vainqueur est le Billecart Salmon et pour l’ami et moi c’est le Corton-Charlemagne qui est notre numéro un. J’ai failli me faire écharper lorsque j’ai classé le Pommery rosé devant le Billecart Salmon mais j’ai été très impressionné par la faculté du Pommery à coexister avec l’Yquem
Le classement du consensus serait : 1 – Corton-Charlemagne J.F. Coche-Dury 2003, 2 – Champagne Billecart-Salmon Brut 1949, 3 – Château d’Yquem 1937, 4 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1937, 5 – Chambolle-Musigny Amoureuses Faiveley Négociant 1929.
Mon classement est : 1 – Corton-Charlemagne J.F. Coche-Dury 2003, 2 – Château d’Yquem 1937, 3 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1937, 4 – Champagne Pommery rosé 1934, 5 – Champagne Billecart-Salmon Brut 1949.
Les amuse-bouches en début de repas sont d’un raffinement certain qui montre le talent du chef, promis aux plus belles destinées. Tous les plats ont été remarquables mais les deux premiers, le ris de veau et le homard ont été traités plus comme des plats que comme des accompagnateurs des vins. Au contraire les plats suivants ont été idéaux pour les vins. Anastasia, la sommelière qui nous a accompagnés dans ce voyage magique a fait un excellent service. Une des grandes qualités du Taillevent c’est sa capacité à s’adapter à toutes les situations. Ce repas fut exemplaire, avec des vins mémorables. Et la Romanée Conti 1937 sera un grand souvenir.
les couleurs des deux rouges, le 1929 et le 1937