Ce dîner à domicile concerne la réception de – notamment – trois américains de passage à Paris, avec qui je converse dans un forum sur internet. Des palais bien formés, mais aux vins jeunes, à qui il fallait montrer ce que les vins anciens représentent. J’ai tenu à prendre des risques pour que l’expérience soit « dans son jus ». Un Xérès Amantillado # 1920 / 1930 était très intéressant. Beaucoup de dépôt, des goûts très patinés et déjà arrondis. Une mise en bouche agréable. Sur un vieux Serrano, un Beaune Clos des Mouches blanc de Joseph Drouhin 1966. Belle couleur, un peu perlé à l’ouverture, puis une note chaleureuse qu’aidait le gras du jambon. Un Puligny-Montrachet Clos de la Garenne Vincent Vial 1962 avait la couleur et le goût du vin madérisé. Mais j’ai demandé à mes convives : buvez le pour ce qu’il est et non pour ce qu’il devrait être, et vous verrez. Et ce vin, sur le jambon, s’est révélé un passage intéressant. Il faut goûter ces vins pour l’état qu’ils délivrent, quand le goût est bon.
Sur le foie gras avec une petite purée de topinambour, un Cérons 1959 doré à souhait apparut exactement comme le complément idéal. Une acidité citronnée classique pour des Cérons, une astringence, et une subtile douceur sucrée, tout cela se marie si bien avec le foie gras – la meilleure association à mon goût – qui serait plus assommé par un Sauternes. Sur une joue de bœuf aux carottes et purées diverses, le Margaux 1964 était mort. Je ne l’ai pas servi. C’était du vin, mais qui manifestement avait souffert. Le Chambolle Musigny Clair Daü 1961 allait tenir son rôle avec bonheur. Très riche comme tous les 61, et de qualité comme tous les Clair Daü. Si je pouvais me permettre de prendre des risques, c’est que j’avais une carte maîtresse. Le Chambertin Jules Régnier 1913 allait une fois de plus (trois fois en une semaine) montrer son caractère insolemment éblouissant. Mes convives américains n’arrivaient pas à le croire. Leurs yeux roulaient dans les orbites de totale incrédulité. Comment un vin peut-il être à la fois aussi puissant, aussi manifestement âgé mais aussi jeune ? C’était une découverte totale. Un autre Château d’Arlay Comte R. de Laguiche 1987 est toujours une surprise, mais suivie ici d’un Vin de Paille Marcel Poux 1949 absolument exceptionnel, de douceur mais de caractère, de ce caractère des vins de paille. Magnifique à cet âge.
Une demie bouteille de Saint-Amand Sauternes 1926 a tardé à s’ouvrir. Elle fut grandiose le lendemain. Avec la bouteille suivante, je savais que je prenais un grand risque, mais il fallait bien l’ouvrir : niveau bas, couleur trouble, bouchon resserré. Tous les attributs d’un vin à risque. Ce Yquem 1908 était mort. Je n’ai pas de regret, car à l’impossible nul n’est tenu. Le lendemain, il montrait quelques traces de sa belle origine. Mais il était bien malade. Cela m’a permis d’expliquer que lorsqu’il s’agit de vins anciens, l’important est d’ouvrir (c’est à dire offrir à déguster). En paraphrasant l’adage : « la façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne », on pourrait dire : « l’important est d’ouvrir, le plaisir est en plus ».
Le clou de la soirée était un Maurydoré, un Rancio de Volontat daté vers 1870 / 1880 que j’avais annoncé dans un précédent bulletin. Un magnifique souvenir de cette si belle région de Maury. Ces saveurs chaleureuses qui semblent ne pas vieillir sont des cadeaux du soleil. C’est sans doute un vin que je mettrai en appoint de plusieurs dîners.
Comme je connaissais tous les goûts des vins précédents, je me suis fait « mon » plaisir personnel (évidemment partagé) en débouchant une bouteille de Bénédictine 1920 / 1930. Très vieille bouteille d’un lot endormi dans une cave. J’adore ces liqueurs très anciennes, parce que les sucres donnent aux plantes de merveilleuses saveurs. Un enchantement absolu qui m’a ravi (et je n’étais pas le seul). Quelques jours plus tard, j’ai fait la comparaison avec une Chartreuse Jaune vers 1960. Deux directions très différentes dans l’utilisation des herbes. Difficile de départager, mais je préfère la Bénédictine, plus florale.