Le rite est toujours le même. Lorsque mon fils vient gérer chaque mois la société industrielle que je possède, le dîner procède du même rituel : jambon Pata Negra, œuf en gelée, foie gras, rillettes, fromage et boule de meringue aux pépites de chocolat. Il y a parfois des variantes, mais c’est un peu notre façon de mettre la baguette sous le bras et le béret basque pour faire chanter la France et donner des regrets à notre fils. Il ne manque plus que la Marseillaise. J’ouvre un Champagne Heidsieck Monopole cuvée Diamant Bleu 1964. La bouteille est belle, en forme de quille ventrue, l’étiquette est bleue, noire et or. Le bouchon vient assez facilement mais le pétillant est là. La couleur est ambrée et ce qui est très curieux, c’est que cette couleur va s’éclaircir de plus en plus au long du repas. Il faudrait qu’un maître de chai m’explique ce phénomène. La bulle est discrète, petite et vive. Le nez est raffiné. Le vin est d’une grâce faite de jolis fruits jaunes, et tout est équilibre, grâce et justesse de ton. Ce qui me fascine, c’est que ce champagne n’a absolument aucun signe de vieillissement. Il n’a pas d’âge, pas une ride, pas un défaut, et si l’on disait qu’il est de 1985, on n’aurait pas tort de le dire. Le champagne est un peu doucereux mais à peine et il évoque pour moi la carte du Tendre et l’amour courtois. Tout en lui est gracieux. L’image finale qui s’impose est cette faculté à ne pas avoir d’âge. C’est une magnifique surprise.
J’ouvre ensuite un Champagne Veuve Clicquot brut sans année qui doit dater du début des années 70 car son bouchon se présente avec le même aspect que celui du Diamant Bleu 1964. Je m’attendais à un témoignage marqué par l’âge mais là aussi, quelle surprise. La bulle est très active et plus grosse que celle du Heidsieck. La couleur est plus claire, joliment jeune et le nez est aussi expressif et de grande pureté, comme pour le 1964. En bouche le vin est plus vif, plus tranchant que le 1964 mais je ne l’attendais pas du tout à ce niveau de noblesse. Bien malin celui qui pourrait lequel est le meilleur. Je trouve la vivacité du Veuve Clicquot très entraînante, avec une belle expression. J’aime la grâce du Diamant Bleu, très Audrey Hepburn. S’il faut choisir, ce sera le Veuve Clicquot brut sans année à cause de son extrêmement vive jeunesse.
Pour ce repas, deux champagnes se sont montrés au sommet de leur art et la remarque que j’avais faite sur les Krug Grande Cuvée qui s’expriment quand ils ont plus de vingt ans vaut aussi pour le champagne à l’étiquette jaune : aucun Veuve Clicquot brut de moins de dix ans n’approcherait de près ou de loin la sérénité glorieuse de ce champagne de quarante ans.