Simone Hugel, Jean et moi allons dîner à l’auberge de l’Ill. C’est ici qu’il y a près de quarante ans j’ai le souvenir impérissable de ma première truffe entière. J’étais peu revenu en cet endroit, car ayant dans cette région plusieurs filiales du groupe que je présidais, c’était une halte interdite au comptablement correct. Jean et Simone sont comme en famille et Serge Dubs, meilleur sommelier du monde est le gardien d’un beau trésor de cave de la famille Haeberlin.
Nous avons débuté par un Riesling Jubilée 1998 Hugel que Madame Hugel et moi avons apprécié sur une sardine au caviar. Heureusement qu’elle lit mes bulletins, car elle aurait trouvé étrange qu’à sa table on se pâme, se trémousse, glousse, jubile : l’accord était parfait. Et quand un accord est parfait, l’alchimie est si forte que le plat et le vin s’envolent. Et mon plaisir se voit. Délicat Riesling raffiné, frêle et distingué propulsé par une sardine presque crue que le caviar met sur son trente et un. Plat magistral – Alain Senderens n’aurait plus le monopole de la sardine ? – et vin transcendé par cette association.
Quand le maître d’hôtel prend les commandes, généralement, la puissance invitante ordonne en dernier. La truffe n’est pas un plat pour les classes moyennes, celles qui font l’objet de toutes les séductions politiques, aussi Simone et moi ordonnâmes des plats qu’on ne peut pas pour autant qualifier de plats de pauvres. Et voilà Jean qui nous dit : « et bien moi, ce sera la truffe ». « Scandale ! » crie Simone, bien sûr pour rire. Taraudé que j’étais par une irrépressible lutte des classes, je fis jouer l’ascenseur social et choisis de suivre Jean dans son appétit de luxe. Autant dire que le souvenir de quarante ans revint immédiatement avec cette truffe sous la cendre d’un plaisir absolu. Là-dessus, le Pinot Noir Hugel « les neveux » 1990 est tout simplement éblouissant. Je savais ce qu’il y avait dans la carafe mais je me suis amusé à penser à l’aveugle. C’est immédiatement le Bordeaux qui vient à l’esprit, et un grand. Quand j’évoquais par la suite la Californie, Simone le prit comme une injure. J’expliquai que non. Ce vin à l’équilibre joyeux, remplissant la bouche de goûteuse façon et que la truffe n’écrase pas, est irréel. Intemporel. Nous nous dîmes avec Serge Dubs que personne ne reconnaîtrait un tel vin, piège absolu. Dans lequel je suis prêt à souvent retomber, s’il reste encore de ce nectar.
Trouver un dessert pour le Gewurztraminer SGN Hugel 1967 est un exercice difficile. J’essayai la poire, mais c’est son feuilleté qui convenait le mieux. Un liquide à l’or rose, presque comme un flash de boîte de nuit. Un nez séducteur, intense. En bouche, j’eus plus de mal à trouver mon bonheur. Ce vin est parfait, mais j’ai trop en tête les sauternes de 1967 dont le récent Yquem, pour que je puisse en faire abstraction et me laisser séduire par ce grand vin. J’avais ce soir beaucoup plus de plaisir avec les deux vins précédents, de pure originalité. L’ambiance de ce restaurant familial est enjouée, la cuisine est bonne. C’est une halte de plaisir.
On indiqua à Jean une table d’anglais qu’il alla saluer. L’un d’entre eux se leva alors pour venir à son tour me saluer. C’était un des participants de la folle dégustation des 38 millésimes de Montrose qui m’approcha avec une attitude toute britannique : « j’étais avec vous à cette belle dégustation. Je n’ai pas votre expérience de ces vins, mais j’ai beaucoup apprécié les remarques pertinentes que vous avez faites ». Le monde, à l’anglaise, est délicieusement agréable, n’est-il pas ?
Je quittai cette belle région où Jean Hugel m’a renforcé dans mon amour des vins d’Alsace. Sa générosité, son immense dynamisme et sa conviction sont un bonheur pour toute sa région.