C’est seulement hier que j’ai appris que mon fils arrive aujourd’hui de Miami. Je choisis dans la cave trois vins atypiques, dont certains de bas niveaux, car il est plus facile de prendre des risques avec mon fils. Je rentre tôt à la maison pour ouvrir le vin rouge plusieurs heures avant le repas. J’ouvre la bouteille de Chambertin Côte Saint-Jacques premier cru Récolte 1923 dont l’étiquette ne dit rien de plus sur le domaine ou sur le négociant qui a produit ce vin. Un vigneron que mon fils a rencontré le lendemain lui a dit qu’il s’agit du domaine du Comte de Moucheron. La bouteille est soufflée avec un cul profond, et le bouchon très sec résiste car le goulot n’est pas cylindrique ce qui fait qu’une surépaisseur empêche le bouchon de sortir intact. Je remonte donc des miettes de bouchon dont certaines sèches et d’autres noires et fort heureusement aucune miette ne tombe dans le liquide. Le niveau est bas et la première odeur ne semble pas viciée, mais il y a une odeur de bouchon dont je ne sais pas encore si elle tient au vin ou à ce qui imprègne encore le goulot.
Nous commençons le repas avec un Champagne Gonet Père et Fils Blanc de Blancs du Mesnil demi-bouteille 1959. La bouteille est magnifique et les couleurs d’un rouge passé de la cape sont magnifiques. Le bouchon vient en même temps que le muselet sans aucun pschitt. La couleur ambrée est plus claire que ce que j’attendais. En bouche je suis frappé par le beau fruit jaune et par la cohérence du champagne. Il n’est pas tonitruant mais serein. Il convient bien à une rillette de maquereau relativement peu expressive et à un camembert peu affiné.
Pour le poulet et des pommes de terre sautées, je sers le Chambertin Côte Saint-Jacques premier cru domaine Comte de Moucheron Récolte 1923. L’odeur de bouchon est beaucoup plus forte que je ne l’imaginais, mais en bouche on retient surtout le velours du grain de ce vin. L’attaque est de bouchon, le passage en bouche est délicieux et le finale est un peu biaisé. Mais on ne peut pas s’empêcher de l’aimer malgré ses imperfections. L’image que je ferais est la suivante : on me montre une carte dessinée du temps de Vasco de Gama indiquant son périple vers les Indes. Sur la carte il y a une tache. Cette tache, on ne la voit pas, car on ne s’intéresse qu’au parcours suivi par le navigateur. C’est le sentiment que nous avons, mon fils et moi : le vin est blessé, a perdu de son excellence, mais le milieu de bouche se justifie.
Nous passons malgré cela au Champagne Krug Private Cuvée années 40 dont l’estimation d’âge se confirme avec le bouchon qui a vécu. Lui aussi était venu sans pschitt lorsque j’avais ouvert la bouteille une heure avant le repas. La couleur est plus ambrée, la bulle est bien présente, et en bouche, ce qui frappe, c’est la noblesse et le raffinement de ce champagne qui a tout d’un grand Krug. Malgré un niveau assez bas, il n’a pas le moindre défaut. L’accord se trouve bien avec la joyeuse saveur du poulet et aussi avec divers fromages.
La tentation est grande de revenir au vin rouge qui souffre toujours de son nez de bouchon, mais la bouche est beaucoup plus vive et passionnante. Nous le laissons tranquille. Nous surprendra-t-il demain ? Acceptons-en l’augure.