La soirée démarre. J’ouvre le champagne. Force est de constater que le papier doré qui entoure la bouteille, la cape dorée, ça crée une ambiance. Le bouchon vient facilement, poussé par un gaz qui ne demande qu’à s’exprimer. Dès le premier contact; on sent que le Champagne Cristal Roederer 1990 a quelque chose de magique. Je n’ai jamais mordu à l’expression "toucher de bouche", car elle évoque un concept qui en affadit la noblesse, qui est le "toucher de balle". Mais jamais je n’ai ressenti avec tant d’acuité la pertinence du toucher de bouche de ce champagne. D’emblée, on sait qu’il est à l’opposé des Krug et des Salon. S’il est vineux, il ne veut pas l’être, car l’épaisseur de son fruit est extrême. Son fruit est gras, genre kaki, mais ce qui frappe, c’est sa présence. Il s’affirme, balaie tout sur son passage, et chaque gorgée est d’une intensité très rare. Il se trouve que je n’ai pas le style Cristal, aussi n’en ai-je acheté qu’avec parcimonie. Mais je dois constater que ce soir, c’est un champagne immense et diabolique que je bois.
Nous passons à table, et sur un grenadin de veau basse température, nous commençons par goûter Château Lafite-Rothschild 1969. Et là, on dit chapeau. Il ya au début un léger goût de poussière, qui disparaîtra très vite, et ce qui reste, c’est un Lafite riche, plein, sans la faiblesse de l’année, avec une richesse et une noblesse qui entraînent mon adhésion.
Alors que j’avais senti deux vins quasiment identiques au nez, le temps a rendu justice à la bouteille dont le bouchon était intact. Le plus faible des deux Château Léoville Barton 1926 a une belle attaque, une personnalité agréable en début de bouche, mais l’acidité envahit le palais, limitant le plaisir. En revanche, l’autre Léoville au bouchon intact a une belle attaque veloutée, mais même s’il finit sur une acidité réduite, force est de constater que l’on boit ces deux 1926 au moins vingt ans trop tard.
Comme nous n’avons pas le temps pour de l’à-peu-près, j’envoie mon fils en cave chercher un Côte Rôtie La Landonne Guigal 1984. Le vin sortant de cave est froid, aussi faut-il attendre. La bouteille est marquée par de lourds dépôts qui collent au verre.
Et nous allons assister maintenant à un phénomène particulièrement étrange. Alors que nous voulions nous baigner de jeunesse avec La Landonne, c’est une "vieille" Landonne qui s’offre à nos palais. Rien dans ce vin ne m’excite. Et à côté de cela, les deux 1926 se réveillent. Le plus faible arrondit son acidité, et le meilleur, lorsqu’on arrive à la lie, devient d’une jeunesse extrême. Voilà deux 1926 que l’on aurait volontiers jetés, qui se réveillent, comme pour sauver le round.
Pendant ce temps, le Lafite, impérial, poursuit sa route sans jamais connaître le moindre passage à vide.
Tout cela est étrange et montre à quel point il faut être humble quand on goûte des vins.
Mon fils aura le même classement que moi : 1 – Champagne Cristal Roederer 1990 éblouissant et qui me réconcilie avec Cristal, 2 – Château Lafite-Rothschild 1969, constant tout le long du repas, 3 – le premier Château Léoville Barton 1926, 4 – Côte Rôtie La Landonne Guigal 1984 dont j’attendais nettement mieux, 5 – le deuxième Château Léoville Barton 1926.
Les points marquants de ce repas sont la magnifique prestation du champagne et la constance du Lafite d’une petite année. Mais c’est bien sûr l’amour partagé avec notre fils qui est notre récompense.