Du fait du confinement, j’ai élaboré un projet de cinq repas à faire lors de déjeuners ou de dîners, pour six convives seulement, puisque c’est une limite évoquée par le gouvernement. Ces repas ont été construits sur papier, en consultant l’inventaire de cave. Il faut vérifier l’état des vins. Un magnum de Champagne Cristal Roederer 1979 est rangé dans son carton. En le saisissant, il me semble trop léger. J’ouvre le carton et je vois que la moitié du contenu s’est évaporée. Et cela doit être ancien, car le carton est marqué mais sec. Sur le carton une étiquette indique que j’ai acheté cette bouteille en 2001 en salle de ventes. Le vin est un peu plus foncé que ce que j’attendrais mais semble convenable. Il est exclu que je le mette dans un dîner officiel.
Je prélève pour l’un des cinq dîners un Y d’Yquem 1962. Le niveau est beau, la couleur est magnifique, mais le bouchon est descendu partiellement dans le liquide. Heureusement, tous les autres vins sont conformes à ce que j’attendais.
Il se trouve que mon fils revient à Paris pour une semaine et nous avons projeté de dîner ensemble. J’ai déjà prévu les vins, mais je vais ajouter le Cristal Roederer et l’Y d’Yquem, sachant que je pourrai remplacer des vins s’ils sont indélicats.
Le jour venu, à 15h30 j’ouvre les vins. Je coupe la capsule de l’Y d’Yquem 1962 et je verse le vin dans une carafe. Je me sers un petit verre. Bonne nouvelle, le nez du vin est pur, le vin n’a pas été dénaturé par le bouchon, ce qui semble montrer que le bouchon était encore en place et n’a baissé que lorsque j’ai pris en main la bouteille.
J’ai maintenant à ouvrir les deux vins phares de ce dîner. Le Château Lafite 1900 a une bouteille sans étiquette mais avec un écusson en verre collé sur la bouteille au verre sombre si joli. Le niveau dans la bouteille est bas comme c’est le cas pour toutes les bouteilles de Lafite 1900 que j’ai encore. Le bouchon vient normalement, en se brisant car le cylindre intérieur du goulot a des aspérités, la bouteille ayant été soufflée. Le nez est enthousiasmant. Il y a des petits fruits rouges excitants. Quel parfum ! cette bouteille est prometteuse.
J’ouvre ensuite un Pichon du baron de Longueville 1904 au niveau très acceptable et dont l’étiquette est parfaitement lisible. J’enlève des lambeaux de capsule, dévorés par le temps et quand je veux planter le tirebouchon, le bouchon me semble dur comme du roc. Il faut essayer de percer cette carapace supérieure et en faisant cet effort, je constate que le haut du bouchon reste attaché au tirebouchon, mais que le reste du bouchon tombe dans le vin. C’est la première fois je crois que je rencontre une telle situation d’un bouchon qui se déchire et tombe alors que je n’ai pas encore atteint avec le tirebouchon cette partie affaiblie qui tombe. Je suis donc obligé de carafer. J’en profite pour boire un peu. Le vin a un parfum très discret. Le vin est timide, mais il me semble qu’il va s’épanouir. Nous verrons.
Lorsque mon fils arrive, j’ouvre le Champagne Cristal Roederer Magnum 1979. Le bouchon vient facilement car son diamètre est plus petit que celui du goulot, ce qui explique l’évaporation. Il n’y a aucun pschitt. La couleur est plus foncée que la couleur qu’on peut attendre d’un 1979 et va s’assombrir beaucoup lorsque je verserai le fond de la bouteille, sans aucun dépôt. Le champagne est très agréable à boire. Il n’a peut-être pas la vivacité qu’aurait ce champagne sans évaporation, mais nous nous régalons avec lui, en goûtant du dos de saumon fumé. Même le vin plus sombre de la fin est aussi agréable à boire. C’est donc une heureuse surprise. Nous prenons aussi à l’apéritif un camembert à l’affinage parfait. Il fait apparaître un goût assez sucré du champagne, fort plaisant.
A table nous continuons à manger le saumon avec le Y d’Yquem Bordeaux Supérieur 1962 carafé du fait du bouchon tombé dans la bouteille. Le vin n’a pas de défaut. Il est fortement botrytisé et on penserait volontiers à un Yquem devenu sec plutôt qu’au vin sec d’Y. Et c’est fort agréable. Si l’on devait chercher un défaut, ce serait un léger manque de longueur. Curieusement sur l’étiquette il est indiqué : « frère jumeau de leur grand vin liquoreux ». Pourquoi « de leur », comme si l’embouteilleur n’était pas le château d’Yquem, alors qu’il est écrit : mis en bouteille au château ?
Sur un gigot d’agneau, je sers en premier le Château Longueville au Baron de Pichon-Longueville 1904. La couleur est belle et vivante. Le nez est discret mais pur. En bouche il est expressif mais comme s’il portait un masque anti-Covid. Il lui manque un peu de flamme pour être parfait. J’ai déjà bu ce vin cinq fois et les premiers avaient un peu d’acidité que je ne trouve pas en ce vin confortable.
Mais notre intérêt est monopolisé par le Château Lafite 1900 au parfum d’un charme redoutable fait de fruits rouges et de velours. En bouche, c’est la perfection absolue d’un très grand bordeaux, éternel car il n’a pas d’âge, avec une mâche truffée et de velours. Il est long, plein, équilibré et d’un charme intense. C’est le septième Lafite 1900 que je bois d’un lot où tous les vins se sont montrés parfaits.
Avec mon fils, nous repensons aux deux bordeaux inconnus que nous avions goûtés il y a un mois. L’un des deux nous avait impressionnés par sa richesse préphylloxérique. Penser que ce vin inconnu peut être placé au-dessus d’un Lafite 1900, car c’est ce que nous pensons tous les deux, montre que le vin inconnu devait être d’une immense lignée, de l’un des dix plus grands bordeaux sans doute.
Ma femme a prévu des mangues crues et un Kouign-Amann. C’est l’occasion de reprendre le Y d’Yquem 1962 qui montre à quel point le botrytis l’a marqué. Il est à l’aise avec ces deux desserts. Nous avons mis un point final à ce dîner avec le calvados dont je suis définitivement amoureux.
Avoir bu deux vins de 120 et 116 ans vivants et sans âge, dont le Lafite éblouissant, c’est un rare plaisir que j’aime partager avec mon fils.