Dîner chez des amis avec des vins antiquessamedi, 6 janvier 2018

Pendant plusieurs années j’ai été membre de l’Automobile Club de France. Des amitiés se sont nouées et il arrivait bien sûr que l’on parle de vin. Un des membres, Hugues, m’avait parlé de bouteilles anciennes qu’il a dans sa propriété du sud qui ont des analogies singulières avec des bouteilles de ma cave, des pourtours de la Méditerranée ou des îles méditerranéennes, vins liquoreux qui m’enchantent.

Vingt ans plus tard, un ami avec lequel je m’étais battu sur des circuits avec des voitures rouges recrée le contact avec Hugues. Nous déjeunons et un rendez-vous est fixé pour passer une soirée ensemble dans la demeure d’Hugues. Nous serons sept, Hugues et sa femme qui nous reçoivent, Lucien-François et son épouse, la cinquième fille d’Hugues, ma femme et moi.

Lucien-François nous rejoindra à l’apéritif du soir. J’arrive avec ma femme à l’heure du café. La demeure d’Hugues est implantée sur la place circulaire d’un village anciennement fortifié où la mairie est flanquée de la police municipale, elle-même flanquée de l’école communale. Sur l’autre façade de l’immense bastide une terrasse où nous prenons le café offre une vue sur la mer et les plaines du sud de Grasse. On voit Nice, la frontière italienne et Cannes est cachée par une colline. La famille d’Hugues vit dans cette demeure depuis quatre siècles et le panorama a changé du fait de l’urbanisation galopante de terres autrefois dévolues aux plantes aromatiques qui composent les parfums de Grasse.

La terrasse encaissée entre deux maisons me fait penser aux terrasses des maisons de Vézelay. Des orangers sont rangés le long des murs. Une orange tombée sur la pelouse me tente. Elle est légèrement acide mais délicieuse.

Nous allons maintenant nous consacrer aux vins du dîner. Hugues propose un jeune chablis mais il a lu dans mes écrits que j’aime ceux de Long-Dépaquit. Je lui demande s’il en a de vieux et il me dit qu’il a des 1966 en lesquels il n’a pas une grande confiance, les récents essais ayant été peu concluants. J’aime fanfaronner et je déclare sans avoir vu la bouteille : ce chablis sera bon. Hugues va chercher une bouteille de Chablis Moutonne Long-Dépaquit 1966. La bouteille n’a pas d’étiquette mais la capsule confirme le nom du vin. Seule l’année est absente. La couleur du vin me tente et je confirme ma fanfaronnade en disant : il sera bon.

Hugues a préparé pour les rouges un Chambolle-Musigny 1995 qui a belle allure, un Mercurey et trois Rully de la même maison de 2012, 2014 et 2016. Hugues suggère que l’on prenne un jeune Rully et je lui demande s’il en a de vieux. Il est en effet actionnaire du domaine et les dividendes versés le sont en liquide. Le plus vieux millésime qui date de sa prise de participation est 2009. Nous irons chercher un 2009 en cave. Pour compléter le programme nous descendons dans la cave qui est assez extraordinaire. Elle est voûtée, et la hauteur de la voûte dépasse les cinq mètres car ici on faisait du vin, avec une cuve de vinification pour les blancs et une pour les rouges. On dirait que le temps s’est arrêté il y a trois siècles.

Hugues a gardé des bouteilles poussiéreuses du vin local. Certaines sont vides ou quasi vides. Nous en prenons deux, une à mi-hauteur sans grand espoir et une de beau niveau et nous prenons un magnum du Rully 2009.

La séance des ouvertures commence. Le chablis a l’élégance de confirmer ma fanfaronnade, il sera grand. Le Chambolle-Musigny Guy Cocquard 1995 a un nez prometteur. Le Rully Clos de Bellecroix Cuvée Marey domaine de la Folie 2009 a un nez encore timide mais je crois en lui.

La bouteille à moitié pleine du vin local a un nez horrible. La tentation est grande de le jeter à l’évier et je vois des têtes étonnées lorsque je dis : « ne jetons pas, les miracles ne sont jamais exclus ». Ma remarque est plus pédagogique que réelle, car le vin ne sera pas buvable, mais ce qui est étonnant, c’est que toutes ses mauvaises odeurs auront disparu quelques heures plus tard.

Le dessert sera au chocolat et à la crème de marron. Il faut un vin de dessert, ce qui est un appel à aller voir la collection de vins anciens liquoreux d’Hugues. Je suis sidéré de trouver des bouteilles qui ont la même façon de poser la cire sur les bouchons, les mêmes petites étiquettes carrées et jaunies et les mêmes étiquettes de cahiers d’écoliers que les bouteilles que je possède des mêmes vins. Mais il y en a d’autres que je n’ai pas. C’est de cas du Constantia d’Afrique du Sud dont l’étiquette dit qu’il a obtenu une médaille d’or à une exposition universelle de 1855. De quand datent ces vins, c’est difficile à dire mais ce pourrait être 1861 car Hugues me montre le menu d’un repas tenu le 29 octobre 1934 qui comportait des vins de cette collection dont un Constantia 1861. Partons sur cette idée.

La tentation est grande d’essayer ce vin. Après de longues hésitations, nous prenons trois bouteilles : une totalement vide dont le vin s’est évaporé, une à moitié pleine et une totalement pleine.

J’ai envie d’ouvrir en premier la totalement vide pour l’odeur mais la fille d’Hugues préfère la garder intacte. J’ouvre ensuite celle qui est à moitié pleine. Le bouchon est conique, en forme de « V » car le goulot a lui-même cette forme conique. Le nez est fade. Le liquide que je verse dans un verre est noir, avec des morceaux de lie. Je goûte et c’est affreux, il me faut cracher au plus vite.

La bouteille de Constantia J. P. Cloete Afrique du Sud 1861 qui est pleine a un bouchon qui ne me plait pas, avec des traces noires. Et contrairement au précédent bouchon qui ne pouvait pas glisser, celui-ci tombe dans le liquide. Il faut vite carafer. Le liquide est épais et noir. Il sent mauvais. Je demande qu’on le laisse respirer sans goûter. Hélas, je constaterai après le dîner qu’il ne reviendra jamais à la vie, ayant un goût aqueux de lavasse.

Nous n’avons pas de vin de dessert. J’avais vu dans la collection des bouteilles de Sherry du Cap 1862. Nous en ouvrirons une en fin de repas avec l’accord d’Hugues.

Nous allons tous dans nos chambres nous préparer au dîner et à 20h30 nous nous retrouvons dans un agréable salon avec une cheminée qui crépite, autour d’un Champagne Pol Roger. Il est agréable et de bonne soif mais il est vite asséché. Hugues sert un chablis qu’il aime mais je le trouve dévié et je n’insiste pas.

Le menu préparé par la femme d’Hugues est : tartare de saumon sur un lit de fenouil / cuissot de sanglier aux deux purées de pomme de terre et de céleri / fromages de chèvre / dessert au chocolat et à la crème de marron.

Le Chablis Moutonne Grand Cru Long Dépaquit 1966 a une robe d’une rare jeunesse. Le nez est subtil. Ce qui est fascinant c’est que ce chablis n’a pas d’âge. Si on disait qu’il est de 2010, on ne se tromperait pas. Equilibré, serein, noble et plein, c’est un chablis parfait et le plat dans toutes ses composantes lui convient.

Le Chambolle-Musigny Guy Coquard 1995 est très agréablement construit. Il est fruité, mais il est un peu scolaire, plaisant à boire mais sans grande émotion.

Le plaisir est beaucoup plus grand avec le Rully Clos de Bellecroix Cuvée Marey domaine de la Folie 2009 qui est beaucoup plus intéressant. Il pianote ses complexités avec beaucoup de charme. Ce n’est pas un vin puissant, c’est un vin de subtilité. Le mariage avec le délicieux cuissot est idéal.

Hugues n’en revient pas car il connaît par cœur le chablis et le Rully et il constate qu’ils s’expriment infiniment mieux du fait de l’aération qu’ils ont eue pendant plus de cinq heures. Nous sommes tous heureux de faire ce constat car les trois vins se sont présentés au mieux de ce qu’ils peuvent offrir, c’est-à-dire beaucoup.

J’ouvre le Sherry du Cap 1862 et dès le premier nez je jubile. Je le fais sentir à Victoria, la fille d’Hugues et je lui dis : « un tel parfum, c’est la récompense de ma passion, c’est ce que je guette avec attention ». Le parfum est très proche de celui de mes vins de Chypre, tout en douceur.

La surprise sera avec la bouche qui n’a rien à voir avec le premier nez. Le gâteau a été fait avec du beurre salé. En buvant le Sherry, ce qui s’impose en premier, c’est le sel. Puis le vin est diablement sec en bouche et il finit sur une longueur impressionnante virevoltant sur des saveurs sèches. Cet alcool, ou plutôt ce vin car l’alcool est faible, est insaisissable et nous emmène sur des pistes inconnues. Je l’adore car il est racé. Ce qui m’étonne c’est que le nez dans les petits verres n’a rien à voir avec le nez à l’ouverture. Le doucereux fugace a disparu.

Le repas fini nous revenons au salon et Hugues nous sert un cognac maison fait par ses ancêtres. En le goûtant il me fait penser à des cognacs Hardy du 19ème siècle. Hugues me confirme qu’il s’agit très probablement d’un Cognac 1860. Il a des intonations de caramel. Il est délicieux et contribue à doper nos discussions qui se sont prolongées jusqu’à 1h30 du matin. On reconstruit le monde beaucoup mieux, un verre de cognac à la main.

Si je dois classer les vins c’est chose facile : 1 – Sherry du Cap 1862, 2 – Chablis 1966, 3 – Rully 2009.

Tous les accords ont été subtils et parfaits. Ce fut un grand repas.


le village avec la place, l’église,une rue et une grappe qui est restée sur son arbre même après des vents violents récents

la cave

deux Constantia, un « Red » et un « Frontignac » qui ont reçu une médaille d’or à l’exposition universelle à Paris en 1855

bouchon de la Constantia au goulot conique (le bouchon est tout petit)

le repas

le Sherry du Cap 1862