Nous dînons dans la salle de restaurant du premier étage et la cheminée du rez-de-chaussée qui donne à fond transforme le lieu en étuve. Nous partons à l’aventure car rien ne nous est annoncé.
Nous commençons par le « Soda Vera », présenté en bouteille de la forme d’un Coca Cola que chacun boit à la paille. C’est d’une fraîcheur absolument exceptionnelle, concoction de plantes que je serais bien incapable de reconnaître.
Jean-Philippe ne nous a donné le menu qu’à la fin du repas. Le voici : yaourt de foie gras, jus d’acha des Aravis, galette de carvi du coin de la forêt / œuf cuit dans la glaise des Maisons des Bois, oxalis des lisières de notre « pâquis », maïs de chez nous / cuiller d’œufs noirs, gelée de poule, purée légère de tussilage / les grenouilles vivant dans leur milieu, arôme de polypode et de fougère des bois / Saint-Jacques, émulsion de berce sauvage ramassée par nos soins / pâtes disparaissantes (sans œuf ni farine), jus métissé/ tartiflette virtuelle du XXIème siècle mais surtout naturelle / râble de lièvre à la pomme de pin / plateau du Berger de Manigod / baba parfumé au génépi, confit de panais, coulis acidulé.
Il y a dans ce menu tout ce qui est Marc Veyrat : l’imagination débridée, les plantes de son village, de sa montagne, son enfance, sa famille, sa générosité. C’est curieux que Jean-Philippe n’ait pas inscrit sur la feuille qu’il a remise à chacun le plat le plus charmant, délicat, fou d’imagination. Il apparaît juste après le fromage et avant le démoniaque baba. Jean-Philippe pose devant chacun une assiette sur laquelle il y a un microscopique morceau de pain et une trace d’une crème lourde et presque noire. Il nous dit qu’à la campagne, il fallait absolument laisser assiette nette, et saucer jusqu’à épuiser la faïence. Suivant ses instructions, nous sauçons cette trace de crème épaisse qui n’évoque rien de particulier, sorte de confiture de fruit noir. La suite je ne vous la conte pas, car Jean-Philippe m’a dit que le chef veut que la surprise soit gardée secrète. Je ne la divulgue pas. C’est une belle invention que j’adore.
L’invention était aussi au rendez-vous avec les pâtes disparaissantes. Imaginez un demi-cylindre de céramique vertical qui s’ouvre vers vous. Deux trous percés de part et d’autres permettent à un fil de fer de jouer le rôle de fil à linge sur lequel pendent des pâtes, qui sont en fait des spaghettis de Beaufort au safran. Pensez aux balcons des fenêtre italiennes où pend le linge. Arrive un serveur qui verse un bouillon chaud, bouillon « d’ici et d’ailleurs ». Les pâtes fondent et disparaissent complètement, introuvables, car fondues dans le jus métissé. J’adore ces mises en scène imaginatives et sans chichi.
Sur un autre plan, j’ai trouvé ainsi que mes amis des saveurs parfois imprécises, et certaines trop sucrées sur les premiers plats.
Nous avons commencé le repas avec un nouveau Champagne Larmandier-Bernier Vieilles Vignes de Cramant blanc de blancs grand cru extra-brut 2005. « Bis repetita non placent » car j’ai retrouvé la même sensation d’un vin trop court, à la belle attaque, mais qui fait pschitt comme les attaques contre Jacques Chirac. La gelée de poule et caviar et tussilage est géniale mais n’arrive pas à exciter le champagne.
La Mondeuse Tradition domaine Prieuré Saint Christophe Vin de Savoie Roselyne et Michel Grisard 2006 est très expressive. Elle s’accorde à merveille avec les grenouilles délicieuses et prend des tons de réglisse. Et ce vin rouge à l’acidité légère trouve un écho parfait avec le bouillon de pâtes.
Sur la tartiflette accompagnée d’une généreuse truffe noire, le Meursault Villages Jean François Coche Dury 2004 crée un bel accord. Il est généreux, beaucoup plus aérien que les vins de Coche-Dury au point que Guillaume me demande s’il n’y aurait pas eu une erreur. Il n’y en a pas, et l’on trouve la patte de Coche-Dury, avec un équilibre et une précision tels que ce vin Villages boxerait facilement parmi les premiers crus.
La Mondeuse va très bien avec le lièvre et les légumes oubliés, à cause de sa fraîcheur et de sa belle acidité. Nous aurions été trop fatigués avec un vin lourd qui aurait lutté avec le lièvre au lieu de l’accompagner.
Alors que je m’étais promis de ne prendre ni fromage ni dessert, j’ai succombé à un Beaufort exceptionnel, au baba au génépi d’une gourmandise folle, à un sablé comme on aimerait que les mamans en fassent et aux bâtons de guimauve qu’on grignote comme en une fête foraine.
Fête oui, car c’était la fête de la générosité, de l’amitié et de ce cœur que Marc met en toute chose. C’est un tyran qui mène durement tout son monde, mais c’est accepté car on sait que le chef a un grand cœur.
Il était prévu que le petit-déjeuner se prendrait au restaurant. Nous avions tant de fatigue après ces deux repas pantagruéliques, absorbés dans une atmosphère surchauffée que nous avons annulé cette phase du programme.
Grâce à l’amitié que se vouent le chef et Jean-Philippe nous avons pu entrer plus intimement dans l’univers créatif et émotionnel d’un grand chef qui marquera l’histoire. La tarification est très épicée, la carte des vins est à repenser car elle ne correspond pas aux ambitions du chef. Toute l’équipe est souriante et motivée, ce qui fait plaisir à voir. C’est un grand moment d’amitié ponctué de belles étincelles de génie. Longue vie à Manigod.
Le lendemain matin, soleil radieux. Quelques fruits et quelques graines d’un mendiant, beaucoup d’eau, car nous partons à Megève pour un déjeuner au Flocon de Sel, le restaurant trois étoiles d’Emmanuel Renaut. Comment écrit-on le mot excès ?
le grand chef ami