Nous formons un petit groupe d’amis amoureux de la grande cuisine et des grands vins. Jean-Philippe lance l’idée de fêter les quarante ans de l’un d’eux à l’hôtel Casadelmar de Porto-Vecchio. L’avion doit nous emmener à Figari, via Marseille. Après des valises perdues à Las Vegas ou à Pékin, j’ai envie de n’enregistrer nos valises que jusqu’à Marseille. Ma femme pense que je pousse le principe de précaution beaucoup trop loin. La dame du comptoir d’enregistrement me dit que le personnel est habitué à ces correspondances. Lorsqu’à Marseille je demande au comptoir si un contrôle est fait des bagages en transit, la jolie demoiselle me regarde avec un air hautain et agacé, comme si je l’injuriais de penser qu’un bagage puisse être perdu. A Figari, je demande à ma femme d’attendre les valises pendant que je règle les formalités de prise en charge de la voiture de location. Lorsque je reviens, ni femme ni valise. Ma femme est en train de faire sa déclaration de perte, car la sienne a été perdue. Elle reçoit une petite trousse de secours prévue pour cette situation. Voyageurs mes frères à qui j’ai recommandé il y a peu de ne pas prendre de salade de fruits présentée sous un film en cellophane, n’enregistrez jamais vos bagages à la destination finale si vous avez une correspondance. La gestion des valises est encore médiévale. Lire une étiquette à double destination est encore de la science-fiction. Il est des résistances au progrès qui ont des fumets sympathiques. Pas celle-là.
Retardés d’une demi-heure par les formalités, nous arrivons à l’hôtel où tous les amis nous attendent. Jean-Philippe me réclame mes bouteilles et je lui dis : « laisse-moi arriver, le grand dîner est pour demain. J’ai le temps ». Il me corrige tout de suite : « mais non, c’est pour maintenant ».
Nos amis disciplinés nous attendent. Nous prenons l’apéritif sur un Champagne Jacquesson dégorgement tardif en magnum 1989. C’est un beau champagne qui distille des notes de miel. Très précis, bien construit, c’est ce qu’on appelle un grand champagne. Je trouve cependant qu’il lui manque un petit grain de folie.
Tout l’hôtel est d’une décoration d’un goût sûr, jouant sur les volumes, les formes pures et de couleurs tranchées. La salle à manger est de cette beauté. Le menu préparé par le jeune chef italien Davide Bisetto est évocateur de son talent : foie gras de canard aux noisettes, gelée de myrte, sorbet de mûre / risotto mantecato au parmesan 48 mois, truffe blanche d’Alba / loup de ligne à la pistache de Bronte cuisson lente, enoki marine, ail doux / Chevreuil au poivre noir, châtaignes, nems de polenta, jus court / millefeuille aux fruits des bois, lime confit, sorbet hibiscus.
Sur le foie gras, le Pinot Gris Cuvée Clarisse Domaine Schlumberger 1989 qui était encore il y a peu dans ma valise (qui a bien fait de ne pas être perdue), se présente avec une robe fort sombre, comme si le vin avait vingt ans de plus. Le goût est extraordinaire, inhabituel, dépaysant, et d’une complexité infinie. Il combine une belle maturité avec des notes juvéniles, presque perlantes. La jolie gelée de myrte paraît émaillée dans l’assiette, ce qui est un régal pour les yeux, et il faut la décoller délicatement, ce qui crée avec le pinot gris un accord divin. Ce vin est un grand Alsace.
Le Meursault Perrières Leroy 1969 se présentera en deux bouteilles, la première non carafée et la seconde carafée à la suite d’un bouchon qu’Aurore Marre, sommelière attachante et d’une sympathie naturelle remarquée, a malencontreusement laissé tomber. Le premier est totalement rassurant, car son parfum est d’une folle complexité. Sa pureté est incomparable. Il a une belle minéralité et un goût citronné bien dosé. Le second, plus folâtre, n’a pas la précision du premier. Inutile de dire que chacun des deux trouve dans la truffe d’Alba une catapulte pour exacerber sa palette de saveurs. Cette truffe est d’un grand réconfort pour les vins de cette stature.
Le Château Ausone 1979 est le premier Ausone du fêté de quarante ans. Je lui explique donc avant que le vin ne soit servi, ce qu’il y a de subtil en Ausone, qui nécessite une grande humilité d’approche. Car ce vin de grand ésotérisme ne se livre pas comme cela. Comme pour me faire mentir, ce 1979 est d’une facilité d’approche rare, et constitue une brillante image de la beauté spécifique d’Ausone. Certains se sont amusés à essayer le Meursault avec le loup, mais il est évident que cette préparation colle à l’Ausone avec une exactitude absolue. Le plat est dans la ligne des deux étoiles qui décorent le chef.
Le Nuits-Saint-Georges 1er cru Les Georges, Cuvée des Sires de Vergy, Hospices de Nuits, élevé par Jean Germain en magnum 1989 est une plaisante surprise et une nouveauté pur moi. Elégant, ciselé, expressif, c’est un beau vin précis et agréable. C’est un plaisir de le boire sur le chevreuil au jus délicieux.
Le millefeuille est un régal et le Rivesaltes ambré Hors d’âge Arnaud de Villeneuve 1969 s’en réjouit. Ce vin de 16° est d’un équilibre juteux parfait. On en boirait sans s’arrêter. Son flacon si beau ressemblant à s’y méprendre à celui d’un cognac, l’astucieuse Aurore réussit à nous convaincre de prendre un verre de Cognac Delamain 1969, de l’année du fêté.
Mon classement des vins : 1 – Pinot Gris Cuvée Clarisse Domaine Schlumberger 1989, 2 – Nuits-Saint-Georges 1er cru Les Georges, Jean Germain en magnum 1989, 3 – Meursault Perrières Leroy 1969, 4 – Château Ausone 1979.
Nous n’avons pas comparé nos votes, mais le mien fut jugé cohérent par mes amis. Le plus bel accord fut le loup avec l’Ausone et le plus efficace celui de la truffe d’Alba et du Meursault.
Cette soirée d’amitié et de ferveur a été marquée par la générosité de plusieurs amis, la cuisine talentueuse d’un jeune chef et l’efficacité de la belle Aurore, sommelière elle aussi de talent.