Un ami a l’habitude de faire des dîners mensuels de dégustation de vins. L’esprit est généralement pédagogique. On parcourt une région et ce brillant orateur replace chaque région dans son environnement, dans l’usage des cépages, et chacun comprend mieux les choix historiques qui ont été faits. Le budget faible qui est requis impose de rester sur le seuil des vins de la région, sans entrer dans la nef inaccessible de ses plus belles réalisations.
Je participe de temps en temps car les convives sont charmants et l’hôte particulièrement compétent. Sortant pour une fois de ses sentiers, il m’annonce une dégustation où il y aurait de grands Bourgognes de 1947, 1945, 1937 et 1934. Il me demande de venir aider à présenter ces vins. Immédiatement je prends peur, car cet exercice peut être contre productif, si on présente des vins à une trop vaste assemblée sans les avoir bien préparés. Au lieu de faire adhérer les convives à la vertu des vins anciens, on risque de les rebuter. Mon ami me demanda de contribuer à l’apport de vieux vins blancs, ce que je fis.
Lorsque j’arrivai au restaurant, anxieux de cette dangereuse expérience, je faillis trépasser. Les bouteilles de rouge étaient de niveaux plus que vidange, et le débouchage tenait de la boucherie : des bouchons flottaient en surface, des lambeaux collaient aux parois. On avait l’impression d’un champ de bataille où des guerriers blessés sans béquilles titubaient sur leurs moignons. Vision d’horreur. Des serveurs impubères avaient massacré les bouchons de mes blancs. Cela promettait de rendre difficile l’exercice consistant à convaincre que les vins anciens sont bons. Fort heureusement le généreux donateur de ces 26 antiquités a eu la gentillesse de préciser qu’ayant hérité d’une cave, ces bouteilles étaient celles qui avaient été refusées par l’expert chargé de les vendre. Le fait de les partager promettait une expérience sympathique. La clarification du contexte aidait beaucoup. Mon ami m’avait demandé de classer les bouteilles en ordre de valeur. Je l’ai fait tout en sachant que le classement à une heure donnée ne serait pas le même au moment du service. Mais ce n’était pas grave.
On commença par Bollinger Grande Année 1995, bon champagne que je trouvai particulièrement vert, contrairement au jugement de mon ami. Des Côtes du Jura 1964 et 1966 en surprirent plus d’un. Quels vins agréables et comme j’aime la brutalité de ces cépages. Le 1964 était délicieux et très alcoolique comparativement au 1966 plus léger. Une crème à l’asperge qui était prévue pour les Bourgognes blancs faisait chanter le Côtes du Jura 1964. Les Chassagne-Montrachet 1983 Gabriel Jouard que j’avais apportés étaient tous trois très différents, au nez assez discret, certains avec une belle rondeur, mais tous d’une longueur extrême. Commentaires très disparates de ces amateurs attentifs sur les vertus de ces Chassagne de 20 ans. Il est intéressant de constater que le silence se fit quand on servit mon Meursault Debaix 1963. Deux bouteilles splendides d’égale qualité. Une intensité, une typicité de Meursault, un envahissement de la bouche par des saveurs si multiples. Chacun commençait à comprendre qu’il existe dans les vins anciens des saveurs qu’on ne peut pas trouver dans les vins actuels. J’ai fait partager à quelques voisins l’envie d’essayer le Meursault sur un lapin prévu pour les rouges. Le Meursault devenait gigantesque.
Arrive alors la dégustation des 26 bouteilles si fatiguées. Il est à noter que pratiquement toutes les odeurs désagréables avaient disparu, alors que plus de la moitié étaient encore terreuses ou putrides quand je suis arrivé. De grandes inégalités dans les vins. Un bon tiers était complètement imbuvable, un autre tiers rappelait qu’il y avait eu du vin un jour dans la bouteille, et dans le meilleur tiers des vins buvables et de véritables splendeurs. Il y a au moins cinq vins que j’ai trouvés envoûtants de plaisir, dont deux, ceux que j’avais prédits avant même de voir les bouteilles, à un niveau de réelle perfection : deux Richebourg 1934 Charles Noëllat blessés mais indestructibles qui ont confirmé la solidité extrême du Richebourg d’un bon producteur. Les autres vins, généralement de Charles Noëllat étaient des Vosne Romanée 1947, des Clos de Vougeot, des Nuits Saint-Georges 1945 ou 1947. Parfois quelques belles convalescences des 1947, un Richebourg 1937, bien que plus faible que les 1934 était encore vivant. J’avais suffisamment prévenu l’assemblée pour que l’essai soit vécu positivement, alors qu’en d’autres circonstances, une telle profusion de bouteilles mortes eut entraîné un compréhensible rejet. Tout le monde a bien compris l’origine de ces bouteilles, et a donc accepté de ne retenir que le positif. Et il y en eut.
Nous avons fini sur des Vosne Romanée 1997 d’un producteur que je n’ai pas noté, sans véritable intérêt.
Que retenir de cet essai ? D’abord que c’était jouer avec le feu. On aurait pu entraîner un refus là où l’on voulait séduire. Ensuite que l’idée de l’ami donateur était bien sympathique, de faire partager ces flacons. On en conclut que sur ce lot qui ne trouverait pas preneur, il restait si on avait comme ce soir l’envie de chercher quelques bouteilles donnant de grands frissons et de grandes émotions, et suggérant comme il convient que certains vins anciens peuvent être immenses, et surtout, et c’est là la leçon, inapprochables par aucun goût moderne. J’ai préféré ce soir les Meursault impeccables qui offraient les meilleures sensations de la soirée, même si des indestructibles Richebourg1934 brillaient de mille feux. Et petite mention pour ces Côtes du Jura si énigmatiques mais plaisants quand on les a adoptés.
L’amitié a fait le reste, chacun gardant le positif, et passant les bouteilles mortes par profits et pertes, puisque cela n’avait pas d’importance. Voilà ce groupe de jeunes amateurs qui entre dans mon domaine d’affection. Tant mieux, même si j’ai eu très peur.