Ce bulletin raconte un dîner merveilleux au souvenir indélébile. L’organisateur est Jean Luc Barré, expert en vins, qui m’a formé à la découverte des vins anciens. Eric Beaumard, directeur et sommelier du Cinq a imaginé comment créer de beaux accords sur la liste de vins, et Philippe Legendre a produit une cuisine d’un niveau hors du commun. Joël Robuchon a été le seul chef auquel je n’ai jamais trouvé le moindre défaut (à un certain niveau, plus rien ne se discute. Qui oserait dire que Michel Ange aurait dû adopter une autre disposition des personnages sur sa toile ? Il est un niveau de génie que la critique ne doit pas troubler). On avait, ce soir là, un Philippe Legendre qui entrait dans la même légende.
Il ne faudrait pas oublier un quatrième personnage complétant ces trois Mousquetaires : l’hôtel George V. Car la majesté du lieu a ajouté au bonheur parfait : une entrée d’hôtel que des fleurs innombrables rendent magique, un salon impressionnant, lambrissé, de hauteur immense, orné d’une magnifique tapisserie et d’une cheminée monumentale, où un buffet délicatement champêtre offrait un champagne Henriot, réserve du Baron Philippe de Rothschild 1975. Et la table parsemée d’évocations de vignes et d’orchidées blanches et rouge sang du même sang que les pétales de roses jetées comme en semailles. Tout frémissait de plaisir parfait. Rajoutez à cela un service d’une précision chirurgicale, et le tableau est dressé. Le Henriot 75 glisse en bouche comme un champagne de soif. L’âge n’a pas de prise. Il a bien fallu deux bouteilles pour attendre des convives bloqués dans les embarras parisiens.
Sur une « tarte d’artichaut et de truffe au Périgord », nous avons eu un Corton Charlemagne Louis Latour 1945 et deux bouteilles successives de Montrachet Diard 1949. Le Corton Charlemagne a un nez immense, d’une grande complexité. Le nez d’un des Montrachet était fermé, mais l’autre est certainement l’un des plus grands blancs que j’ai bus. Un poids, une intensité, et surtout une longueur immenses. Un vin à ne jamais oublier.
Sur un « homard en coque rôti, fumé aux châtaignes de Corrèze », nous avons eu un magnifique Gruaud Larose 1921 qui créait un accord parfait avec les châtaignes, et nous avons découvert le vin le plus surprenant du dîner : Malartic Lagravière 1916 qui dansait avec la chair du homard. Ce Malartic a la couleur d’un vin des années 80. En bouche, il a la jeunesse d’un vin des années 70, comme si le temps avait décidé de s’arrêter pendant plus d’un demi-siècle. Un vin de fruit et de générosité que beaucoup de convives ont placé en numéro un.
Sur un « bar au poireau et vin rouge », nous avons eu un Cheval Blanc 1934 et un Cheval Blanc 1945. La combinaison avec le poisson a été éblouissante. Qui le penserait ? Je considère que ce 1934 est une des plus grandes émotions que j’ai eues avec des vins de Bordeaux. Ce vin me parlait. Il me questionnait. Il me disait : « est-ce que vous m’aimez ? » Et je suis tout simplement tombé dans ses rets. Il me submergeait d’émotion, la légère acidité étant là pour prouver qu’il s’agissait d’un vin réel. Bien sûr, le 1945, si parfaitement fait, si authentiquement Cheval Blanc aurait été la star absolue de plus d’un repas. Mais ce soir là, c’était ce 1934 qui me parlait, m’envoûtait, me prenait en otage consentant. Je ne pense pas avoir eu dans les derniers six mois un Bordeaux de cette qualité. Comme Margaux 1934 a été l’éblouissement d’un autre repas (voir prochain bulletin), cela constitue un signe sur la valeur actuelle des 1934.
Sur un « carré de chevreuil rôti, dragées au chocolat sauce poivrade », nous attendions la star de ce dîner : Château Ausone 1900, que devait accompagner un magnum de Carbonnieux 1928. L’Ausone avait un mauvais nez de bouchon et malgré une décantation longue, ne l’avait pas perdu. En bouche, très acceptable, mais nous n’avions pas le mythe que nous attendions. L’accord avec la dragée au chocolat améliorait l’Ausone, et nous avons déchiffré religieusement ce qui était lisible du message. Avec la chair du chevreuil, le Carbonnieux brillait. La couleur était presque aussi jeune que celle du Malartic 1916, et le vin, sûr de lui, équilibré comme chacun des Carbonnieux 28 que j’ai bus, donnait l’impression à chaque convive qu’il s’agissait presque d’un vin familier, “ami de la famille”. S’il n’était si rare, on en ferait son ordinaire de perfection.
Sur une « truffe au chou en cocotte lutée » nous avons bu mon Haut-Brion chéri : Haut-Brion 1926, associé avec un partenaire redoutable : La Mission Haut-Brion 1961. Ce 1926 montrait quelques signes d’âge, mais on pouvait aisément reconnaître sa magique perfection, de velours et de rondeur. Alors qu’avec La Mission on aurait attendu une rupture de goût due à l’écart d’âge, pas du tout : le jeune athlète n’écrasait pas les seniors. On restait dans les mêmes registres de très haute qualité. Ces deux vins ont accompagné aussi un « Saint-nectaire » et une « Mimolette » de trois ans.
Sur un « blanc manger au lait d’amande et à la confiture d’oranges amères », deux bijoux, Climens 1928 et Climens 1929. Le premier est doré, le second est brun. Le premier est la représentation ultime du Sauternes idéal, le second est plus caramélisé. Mais l’un comme l’autre sont des expressions rares des Sauternes que l’on adore, inimitables lorsqu’il y a cette maturité.
Nous avons fini sur une Fine Champagne 1830 qui me rappelait presque exactement l’un de mes cognacs des années 1880. Les deux ont la même expression du cognac de pleine intensité et de densité hors norme.
Les convives ont eu des classements très concentrés sur six vins. Mon choix partagé par un seul convive a été : Cheval Blanc 1934 / Montrachet 1949 / Malartic 1916.
Un lieu de rêve, un chef au sommet de la création, des accords justes et des vins légendaires. Un nouveau dictionnaire devrait donner cela comme définition du paradis.