Ce bulletin est le dix-huitième. Il raconte un type spécifique de dîners, celui où des habitués des vins anciens se retrouvent avec plaisir, sous la houlette de Jean Luc Barré, mon maître ès vins anciens, et par ailleurs ami. Dans ces dîners, on peut se risquer à des bouteilles plus hasardeuses qui côtoient des merveilles. Une fois de plus, ce fut chez David van Laer, au Maxence, où la créativité se marie à la qualité, avec aussi une solide amitié pour nos goûts de folie. Le thème retenu par Jean Luc Barré était : les années jumelles, sauf pour une seule bouteille, la splendeur de la soirée. Les plats : après des gougères, une crème de topinambour, des Saint-Jacques au four et tagliatelles de fenouil, un rouget rôti au jus de viande réduit et cannelloni de légumes, un duo de biche rôti et compote de chou rouge, un chausson de viande sauce Porto, une sélection de fromages Quatrehomme, une gelée d’agrumes, tarte aux fruits secs et mendiant. J’ai personnellement fondu d’extase sur la gelée d’agrumes, après avoir succombé à la qualité du rouget. On commença par un Crémant de Cramant Pierre Gimonod 1929 : une curiosité. Pas de bulles, juste du vin. L’intérêt est de voir que le vin existe toujours, même si la part de champagne a disparu. Comme toujours, profondeur et longueur. Une belle curiosité. Le résiduel vineux de vins de champagnes très anciens est un très bon début pour de grands repas. Un Grand Anjou 1929 suivait la même approche. Très doux, très long en bouche, très rare. On n’est plus sur le vin originel, mais on a une belle saveur, assez sucrée et doucereuse, mais avec un très joli parcours en bouche, tout de discrétion intime. Le Pavillon Blanc de Château Margaux 1959 qui suivit fut critiqué par beaucoup, par un excès en tout : un nez imprégnant, et des saveurs d’agrume fortement épicées. Comme Jean Luc, je l’ai beaucoup aimé pour ce qu’il est, car les Bordeaux blancs ne s’approchent pas comme d’autres blancs : il faut savoir décrypter ces saveurs et ces parfums si complexes. Son successeur immédiat promettait évidemment d’être plus accessible, car les mono cépages se lisent beaucoup mieux. Le Meursault Charmes Lagrive 1959 est un vrai et pur Bourgogne. Une belle couleur dorée, un goût caractéristique de Meursault. C’est le vin qui rassure. A ce stade de la dégustation, les amateurs de vins modernes auraient peu compris les trois premiers, non pas parce qu’ils ne savent pas, mais parce que les goûts de ces vins sont très différents des goûts d’origine. Tous, au contraire, auraient adoré le Meursault. Les vins rouges allaient démarrer en fanfare. Château Cantemerle 1918. Belle robe, couleur intense, nez profond, et goût velouté, où tout se fond harmonieusement. Intéressant, mais dès que l’on aborde le Château Haut Bailly 1918, on entre dans une autre dimension. Un vin qui est la justification de toute la démarche que nous construisons sur les vins anciens. Qu’est-ce qui fait qu’un vin peut se présenter en étant aussi confondant de perfection ? Dans le bulletin 17 où nous avons recensé les vins bus sur près d’un an, le Haut Bailly 1900 est apparu comme l’un des dix premiers. Il semblerait que les Haut Bailly anciens ont une qualité rare. Comme à Vinexpo le Haut Bailly 2000 s’est montré riche de belles promesses, ce vin révèle de belles qualités tout au long de son histoire. Après deux vins de 1918, deux vins de 1933. Vieux Château Certan 1933 est un très joli vin. J’ai eu du mal à reconnaître Pomerol, contrairement au Nénin. Meilleur que beaucoup de 1933, il porte un peu les effets de l’âge, mais comme un élégant vieillard. Beaucoup de convives ont préféré le Vieux Château Certan au Château Nénin 1933. Ce ne fut pas mon cas. J’ai préféré son authenticité de Pomerol. Un vin qui changeait sans cesse, énigmatique. A mon sens nettement meilleur que de plus jeunes Nénin, même si le 1971, pour ne citer que lui, est un si beau vin. Alors que chaque année se présentait sous deux aspects très proches, le seigneur qui suivait se devait de montrer sa majesté sans partager son pouvoir. Le Palmer 1928 que nous avons bu est une des plus belles émotions que notre groupe d’amis a eues avec un Bordeaux. Contrairement à Haut Bailly, Palmer n’est pas toujours à la hauteur de ce que l’on attend. Il a été tellement porté au niveau des plus grands qu’on en attend souvent trop. Mais là, il mérite pleinement qu’on lui décerne cette proximité de niveau. Palmer 1928 est un vin parfait, avec tout ce que cela comporte : un nez puissant et équilibré, une belle attaque en bouche soyeuse, des arômes larges, et une longueur bien affirmée dans toutes les composantes du vin. Une belle émotion qu’un Robert Parker noterait 99 ou 100. C’est le vin que l’on ne cesse pas de sentir, et que l’on pourrait goûter comme perdu dans ses rêves. Les vins suivants allaient faire redescendre sur terre. Le Château La Rose Anseillan 1937 a sur son étiquette : «contigu de Lafite » pour bien montrer qu’il jouxte, au moins géographiquement, ce vin de légende. Un vin plaisant, mais qui n’a pas beaucoup de choses à dire. Le Carbonnieux rouge 1937 qui a suivi fut la seule vraie déception du dîner. Il était mort. Et nous nous retrouvions tout chose, tous orphelins, nous qui avions adoré Carbonnieux 28 qui est une des plus belles réussites de 1928. Bien sûr cela arrive, et s’accepte beaucoup mieux dans de tels dîners. Cela montre aussi que l’année 1937 n’est pas une des plus sures. Elle est plus risquée que d’autres. En entrant en Bourgogne et en l’abordant par 1928, on avait beaucoup plus de certitudes. Le Volnay Faiveley 1928 est un vin de belle jeunesse. En buvant ce vin chaleureux nous nous faisions la remarque que tout ce que nous ouvrons de deux années magiques, 1928 et 1929 est marqué par la jeunesse et la plénitude. Ceci se confirma aussi pour le successeur de ce beau Volnay un Gevrey-Chambertin « Clos Saint-Jacques » 1928. Charmant, rond goûteux, le beau Bourgogne sans problème, de pur plaisir. Le Château Saint Amand Sauternes 1921 se comporte comme tous les Sauternes des années 20 : les classifications tombent, et les châteaux égalisent leurs performances. Ce Sauternes d’une année magique (pensez au Yquem 1921) a des parfums que l’on peut sentir pendant des heures. C’est quasi religieux. Et on le boit avec plaisir, sa finesse donnant un sucre subtil. Un plaisir assuré. On attendait du Château de Ricaud Loupiac 1921 de surclasser le Saint Amand. Non pas qu’un Sauternes puisse se faire « battre » par un Loupiac, mais celui-ci est grand. Force est de reconnaître que le Saint Amand fut tellement brillant que le Loupiac, même grand, n’a pas porté tant d’émotion. Une chose est sure cependant : tout ce qui est liquoreux des années 20 est un moment de rêve. Nous avons fini sur une liqueur d’abricot des années trente. Il faut comprendre ces dîners entre habitués des grands vins. Le fait de trouver tant de mérite avec le Palmer 1928 géant, le Haut Bailly 1918 si accompli, et le Nénin 1933 suffit à donner à ce dîner le plus haut niveau de qualité. Ensuite, le reste est de l’exploration, où chacun retrouve, confirme ou améliore ses repères. Et le Meursault, le Gevrey et le Sauternes rappellent qu’il existe encore de belles bouteilles à ouvrir, même sans avoir besoin d’appeler les Pétrus, Romanée Conti ou Yquem. L’ordre de plaisir de beaucoup de convives a été Palmer 1928, Haut Bailly 1918, Saint Amand 1921, Ricaud Loupiac 1921 et Nénin 1933. Ce fut aussi le mien. Une fois de plus Jean Luc Barré a su faire une sélection de talent. Ce dîner montre qu’il faut savoir oser donner leur chance à des flacons qui auraient sans doute dû être bus bien avant, mais qui existent encore, et méritent aussi une belle occasion de montrer leur talent toujours présent.