Alain, Didier, Julien et Patrice sont des fidèles de l’académie des vins anciens et parmi les plus généreux. Le prétexte pour se retrouver est que Patrice a acheté une belle bouteille d’Yquem 1947 que nous acceptons de financer en commun. Didier prend l’initiative de nous regrouper autour de grandes bouteilles apportées par chacun et son amie Sintija se joint à nous. Elle n’a aucune expérience des vins anciens mais elle va apprendre très vite au cours de ce repas.
Je suis chargé de trouver un restaurant et assez naturellement le choix est celui du restaurant Pages. Didier fait en sorte que toutes les bouteilles parviennent soit au restaurant soit à mon bureau pour que je puisse les ouvrir dès 17 heures au restaurant. Nous sommes tellement fous qu’il y a plus de trois vins par personne. Je vais donc éliminer certaines d’entre elles en fonction des résultats des ouvertures. Les bouchons viennent assez difficilement et se brisent en plusieurs morceaux ce qui fait que l’opération d’ouverture a duré une heure et demie. Il y a des parfums très motivants.
Le Champagne Comtes de Champagne Taittinger Magnum 1964 de Julien a un niveau bas. La cape qui recouvre le bouchon est mangée par des moisissures tout autour du haut du goulot. Il me faut plusieurs minutes pour nettoyer le pourtour du bouchon pour qu’aucune saleté ne tombe dans le vin. Lorsque je peux saisir le bouchon il vient instantanément car le disque de bas de bouchon est tellement rétréci qu’il a une taille de moins de la moitié de ce qu’il devrait. La couleur est peu engageante, terreuse et grise. En bouche le champagne sans bulle est plat. Le boire ne procure aucune émotion aussi Julien demande un seau pour que l’on puisse vider nos verres. Je suis le seul à garder mon verre car j’ai envie de voir comment ce champagne aux accents si pâles pourra évoluer. Au cours du repas j’ai pu constater que la platitude du champagne disparaît, que le vin s’étoffe, mais sans pouvoir offrir malgré tout une émotion suffisante. Mais il est devenu buvable.
Le menu que j’ai mis au point avec le chef Teshi pendant la séance d’ouverture des vins est : amuse-bouche : bouillon de coquilles Saint-Jacques au gingembre, bonite fumée, chou-fleur rôti, Ceviche de lieu jaune, sablé parmesan et topinambour / carpaccio de bœuf wagyu Ozaki / risotto aux agrumes, radis Daïkon, carpaccio de Saint-Jacques / lotte rôtie, sauce ventrèche de porc noir de Bigorre et chou pointu / cabillaud sauce matelote et pomme de terre de Noirmoutier / dégustation de bœuf maturé ( Simmental 9 semaines, charolais 11 semaines, wagyu Ozaki 5 semaines) / mangue poêlée / pana cotta vanille, zeste de citron vert, sorbet grenade / mignardises.
Le champagne de 1964 ayant eu une courte vie sur notre table, j’ouvre le Champagne Brut Imperial Moët & Chandon 1959 qui est l’un de mes apports. Sous la jolie cape le bouchon exsude une glu noire. Mes doigts se salissent rapidement. Lorsque je tourne le bouchon il se brise et le bas reste coincé dans le goulot. J’essaie de piquer avec ma longue mèche mais je n’arrive pas en enfoncer tant le liège est dense. Avec un tirebouchon faisant levier je lève enfin la partie basse. Le vin n’a pas pu être au contact de la glu noire. Le vin servi a de belles bulles est une couleur magiquement claire. Nous trinquons et ce champagne est superbe, équilibré, serein, glorieux comme tous les Moët Brut Impérial anciens. Il accompagne les amuse-bouche qui sont un peu trop intellectuels pour le champagne qui aimerait des saveurs plus douces. Le champagne est excellent mais il est peut-être un peu trop classique et pas assez canaille.
Nous commençons la série des blancs. Lorsque Julien avait annoncé un Chablis Faiveley 1928, j’ai eu envie de le confronter à un Chablis Faiveley 1926 que j’avais en cave. Le niveau du 1926 est bas aussi j’avais pris un Hermitage blanc 1955 de secours, dont nous n’aurons pas besoin. Les coquilles crues sont idéales pour mettre en valeur ces deux blancs. Ce qui me frappe tout de suite c’est que ces deux vins ont un ADN identique. Ils ont la même fraîcheur, la même précision ciselée du message et ils ne différent qu’en ampleur, le 1928 étant plus large et au coffre plus affirmé. Je me suis amusé à dire que je préfère toujours mes vins et que le 1926 plus gracile et plus romantique me plait plus mais en fait les deux sont d’une immense pureté, le 1928 étant, grâce à son année, plus conquérant. La prestation des deux vins est impressionnante.
Didier a tenu à ce que j’ouvre le Brézème Côtes du Rhône domaine Pouchoulin blanc 1952 au niveau bas et dont la cire du bouchon avait été décapitée il y a longtemps. Au moment de pointer le tirebouchon le bouchon a glissé, impossible à remonter. Il a fallu carafer et la couleur n’était pas très engageante. Servi maintenant il est buvable mais son émotion est bien faible après les deux chablis. Didier, défendant son bébé nous a raconté l’estime qu’il a pour ce domaine dont le 1906 qu’il a bu est une merveille. Comme il l’a répété au moins dix fois il a fallu lui rappeler que ce que nous buvons n’est pas le 1906 mais le 1952, vin effacé.
Pour la lotte, c’est le Bâtard-Montrachet domaine Claude Ramonet 1964 de Sintija qui est servi. Sa couleur est magnifique de jeunesse. Le vin est pur, joyeux à la belle acidité. Il est délicieux avec la lotte et c’est surtout les coques qui le font vibrer le plus. C’est un beau vin mais je trouve qu’il n’a pas totalement le panache d’un Ramonet. Il est grand mais pas éblouissant.
Nous passons maintenant aux rouges et je fais servir trois vins, deux de 1928 et un de 1929. C’est à signaler car ces deux années sont légendaires. Le Château Carbonnieux rouge 1928 d’Alain est une merveille absolue. Sa couleur est de rouge sang. Le vin est riche et pesant, avec un velours infini et un grain lourd de truffe et de charbon. Ce Carbonnieux est au sommet du vin de Bordeaux. Il est absolument immense. Je n’en reviens pas.
Lorsque je porte mes lèvres au Hautes Côtes de Beaune Bouchard Ainé 1929 de Didier, je reçois un coup de poing au cœur. Car ce vin est d’une séduction d’une sensualité invraisemblable. Le Carbonnieux, c’était François 1er commandant les troupes au combat. Ce Côtes de Beaune, c’est Suzanne au bain, c’est l’Odalisque d’Ingres, c’est la séduction absolue. Je suis tellement sous le charme que j’en perds toute objectivité. On est face à la séduction absolue de la Bourgogne mais surtout de l’année 1929.
Le troisième vin qui accompagne le cabillaud qui subjugue tout le monde par sa pertinence sur les vins est le Corton-Grancey Grand cru Maison Louis Latour 1928 de Patrice. Après les deux autres, il a beaucoup plus de mal à se positionner. S’il était seul dans un repas, on s’extasierait, mais après les deux monstres sacrés, il manque un peu de vivacité et d’émotion. Il est quand même suffisamment riche. Nous sommes aux anges de goûter ces trois vins si parfaits.
Pour les trois morceaux de bœuf nous ajoutons deux autres rouges. Le Clos Vougeot Bouchard Père et Fils 1955 de Sintija crée une rupture fascinante. Car tout d’un coup nous découvrons un vin ‘jeune’ (tout est relatif) et incroyablement bourguignon. Il a cette râpe excitante du vin bourguignon sauvage. Il est vif, actif et ne laisse personne indifférent. Je l’adore.
Le Châteauneuf du Pape Henri Bonneau Réserve des Célestins 1976 de Julien a du mal à passer après les quatre autres. Julien en est triste mais je crois qu’il n’a aucune raison car ce Châteauneuf est bon. Il est même très bon mais son message parait assez simple après les vins de Bourgogne. Pour lui aussi on peut dire que s’il était bu tout seul dans un repas, comme pour le Corton Grancey 1928, on s’en régalerait, car il a une cohérence et une belle mâche qui sont plaisantes. Les viandes sont délicieuses et c’est le Simmental qui est le plus adapté aux vins car il allie fermeté et intensité du goût. Le Wagyu conviendrait mieux à des vins jeunes et riches.
Les trois sauternes sont servis en même temps sur les mangues. Je commence par le Château d’Yquem 1947 dont nous sommes tous co-apporteurs puisque nous en avons partagé le coût. Cet Yquem est royal, profond, complexe avec des myriades de complexités, mais surtout il a un gras qui le différencie de l’autre 1947.
Le Château Suduiraut 1947 de Patrice a une couleur aussi foncée que l’Yquem il est puissant et très proche qualitativement de l’Yquem. La différence se fait par le gras diabolique de l’Yquem, tandis que le Suduiraut est d’une pureté expressive exemplaire et d’une belle complexité lui aussi.
Après ces deux monstres, le Château La Tour Blanche 1920 que j’ai apporté est un gringalet. Sa couleur est beaucoup plus claire que celle des deux 1947 et il est translucide alors que les deux autres sont opaques. En bouche il est gracieux, il a mangé une partie de son sucre et il est d’un romantisme que j’adore. Lui aussi serait une vedette s’il était seul sur la table.
Nous sommes un peu groggys non pas par la charge alcoolique des vins mais par la conjonction d’autant de bouteilles parfaites et légendaires. Nous avons plusieurs fois côtoyé la perfection et des vins éternels, que nous retrouverions dans le même état et avec la même émotion si nous pouvions les goûter à nouveau dans cinquante ans.
Didier serait très heureux si ce dîner dont il est à l’origine pouvait être compté parmi mes dîners de wine-dinners. Il serait plus logique de le compter comme une séance de l’académie mais comme j’ai ouvert tous les vins et comme j’ai composé le menu avec le chef on peut faire une exception pour ce dîner qui sera le 221ème. De ce fait, il faut voter.
Nous sommes six à voter pour nos cinq vins préférés parmi les 14 du repas. Trois vins ont eu les honneurs de la place de premier. L’Yquem a été nommé quatre fois premier, le Hautes Côtes de Beaune Bouchard Ainé 1929 une fois ainsi que le Champagne Brut Imperial Moët & Chandon 1959. Dix vins sur quatorze ont figuré dans les votes ce qui est particulièrement brillant.
Le vote du consensus serait : 1 – Château d’Yquem 1947, 2 – Hautes Côtes de Beaune Bouchard Ainé 1929, 3 – Clos Vougeot Bouchard Père et Fils 1955, 4 – Château Carbonnieux rouge 1928, 5 – Champagne Brut Imperial Moët & Chandon 1959.
Mon vote est : 1 – Hautes Côtes de Beaune Bouchard Ainé 1929, 2 – Château d’Yquem 1947, 3 – Château Carbonnieux rouge 1928, 4 – Clos Vougeot Bouchard Père et Fils 1955, 5 – Château La Tour Blanche 1920.
Ça pourrait s’arrêter là, mais Julien sort de sa musette une bouteille d’un Marc de rosé Domaine d’Ott 1929, dans une bouteille d’une rare beauté qui est la bouteille historique des vins du domaine. Au nez, l’alcool paraît fort et sec. En bouche il est d’une douceur et d’une suavité qui font qu’on en boirait sans s’arrêter. Ce marc est diabolique, je l’adore.
Le chef Teshi a fait des plats qui ont collé parfaitement aux vins. Thibaut a fait un service intelligent des vins et malgré la petitesse de la table j’ai pu aligner sur trois rangées les 14 vins plus l’alcool devant ma place. A part le champagne du début, tous les vins se sont présentés au meilleur d’eux-mêmes. Aucun d’entre nous n’imaginait une telle réussite. Ce fut un dîner mémorable qui prouve que les vins antiques de 90 ans ont encore une sacrée énergie.
Champagne Comtes de Champagne Taittinger Magnum 1964
On remarque à quel point le bas du bouchon est rétréci
Champagne Brut Imperial Moët & Chandon 1959
Chablis Faiveley 1928
Chablis Faiveley 1926
les bouchons des deux Faiveley. le 1926 à gauche et le 1928 à droite
Brézème Côtes du Rhône domaine Pouchoulin blanc 1952
Bâtard-Montrachet domaine Claude Ramonet 1964
Château Carbonnieux rouge 1928
bouchon du Carbonnieux 28 (à droite) et du Hautes Côtes de Beaune 1929 (à gauche)
Hautes Côtes de Beaune Bouchard Ainé 1929
Corton-Grancey Grand cru Maison Louis Latour 1928
bouchons du Corton Grancey 1928 (à droite) et du Clos Vougeot 1955 (à gauche)
Clos Vougeot Bouchard Père et Fils 1955
magnifique bouchon de 1955
Châteauneuf du Pape Henri Bonneau Réserve des Célestins 1976
Château d’Yquem 1947
Château Suduiraut 1947
Château La Tour Blanche 1920
tous les bouchons sauf celui du 1952 tombé dans la bouteille
le Marc de rosé domaine d’Ott 1929 dans sa jolie bouteille