Un dîner d’amis, où j’ai cherché à dérouter des amateurs aguerris dans une dégustation à l’aveugle. Une Clairette de Die, méthode champenoise Jean Algoud Demi-sec # 1970. Un goût de fruit à noyau, comme abricot ou pèche. On soupçonnait que j’avais pris un vieux champagne auquel j’aurais ajouté un sirop de fruit. Après quelques tentatives et une prise de position nette : « ce n’est pas un champagne », un convive a trouvé l’origine. Bien au contraire, un Eitelsbacher Karthäuserhofberg Kronenberg Kabinett 1985 Riesling Saar a vu son origine varier sur tout le territoire français. Il n’y a peut-être que la Bretagne (est-ce bien sûr ?) qui n’a pas été citée dans cette recherche impossible. Le plus rageant est que l’un des convives avait immédiatement cité Riesling à son épouse qui lui avait dit discrètement : « tais-toi, c’est faux ». Ce vin a remarquablement accompagné un foie gras au pain d’épice, avec cette gentille acidité citronnée, combinée à un aimable fruit. Le nez de vrai Riesling (quand on sait !) aurait dû guider les recherches. Autre difficulté gustative, un Vouvray Clovis Lefèvre 1959 accompagnait le même plat, et nous entraînait dans des saveurs bien différentes. Chaleureux, très jeune, bien rond, il enveloppait le palais avec une multitude d’arômes qui gênait la recherche. Normal de ne pas trouver, car la complexité de ce vin n’en faisait plus un classique Vouvray. Extrêmement intéressant de voir cette palette large dans le vineux, le fruité, la sécheresse mêlée à l’onctuosité, le sucré mêlé à l’acidité. Vin de grand plaisir. J’avais goûté le Vouvray sec 1961 du même propriétaire que je n’ai pas aimé.
Le Château L’Evangile à Pomerol 1967 avait la beauté des Pomerol, la jeunesse d’un vin des années 70, et une discrétion propre à l’année 1967. Ce n’est pas un vin qui en montre trop, mais c’est un vin orthodoxe, tranquille (sans être un vin tranquille !), gentil Pomerol plein de satisfactions. J’ai servi ensuite un vin dont le nom seul ferait pâlir d’envie tout dégustateur : quand on dit « Lafite 45 », tout le monde se pâme. En fait, c’était un « bâtard », une copie, un homonyme. Mais un vin qui méritait le détour : Château Lafitte Camblanes 1945, Premières Côtes de Bordeaux rouge Eschenauer. Je n’allais évidemment pas prolonger l’ambiguïté du nom longtemps. Mais le nez de ce vin était remarquable : senteur envoûtante, ronde, épanouie. En bouche, une forte acidité qui n’a pas gêné des convives, mais forçait des grimaces à un de mes amis. A chacun son palais. La diversité est la vie. Jolie bouteille que je mettrai au musée du site wine-dinners. Le Château Mayne-Bert, Barsac 1939 avait une merveilleuse couleur. Je crois me souvenir avoir bu un 1941 de ce château qui m’avait déçu. Celui-ci m’a ravi : nez magnifique de ces Sauternes accomplis, qui ont la force de l’âge que donne cette époque. En bouche, la rondeur, le gouleyant, et ces saveurs d’agrumes si agréables. Avec une pâte persillée c’est un régal. J’ai essayé de manger des quartiers de mandarine directement avec ce Barsac. Mais cela ne va pas. Il faut le talent d’un chef pour adoucir les agrumes, et ajuster les goûts. Il restait un verre d’une Muscat de Rivesaltes 1994 de Bernard Cazes. Avec la même mandarine, c’était un régal. Sur une crème brûlée, je demande : qu’aimeriez-vous que j’ouvre ? Tout le monde répond Yquem. Je carafe une bouteille en cave pour garder le secret. Personne n’a reconnu le Château d’Yquem 1991, aucun convive ne supposant que j’allais ouvrir un Yquem simplement parce qu’on me le demandait. Je l’avais évidemment prévu. Un Yquem bien jeune, un peu court, même si l’on a le plaisir d’Yquem. Mais on n’a pas la richesse définitive des grands Yquem.
Je suis en fait assez opposé aux dégustations à l’aveugle. Un fois de temps en temps, c’est amusant, mais cela détruit toute possibilité de conversation sur d’autres sujets. Et de plus, cela prive parfois du plaisir de savourer un vin de légende si on n’a pas immédiatement « mordu ». Cela me rappelle Pétrus 1961. Dégusté à l’aveugle, je goûte un solide gaillard. Intéressant. Mais dès qu’on me dit que c’est Pétrus 1961, immédiatement je reprends la dégustation en me disant que je suis en train de boire une légende. Or de tels vins méritent qu’on les boive avec dévotion. Que ma dégustation soit alors influencée par le nom n’a pas d’importance, car je suis là non pas pour le noter, pour en conseiller l’achat. Je suis là pour le déguster, en profiter. Alors, pas question de passer à coté d’un légende parce qu’on n’aurait pas su. J’ai encore le souvenir d’un ami qui dégustant avec moi Mouton 1870 à l’aveugle commence à dire « petit vin ». Il vaut mieux déguster en clair. On s’évite des contresens.