Quittant le Grand Tasting je rejoins mon épouse et nous arrivons au restaurant Taillevent pour un dîner de huit pour fêter un ami grand amateur de vins qui franchit la barre symbolique des cinquante ans. Il a fourni tous les vins sauf le premier et le dernier. Beaucoup seront bus à l’aveugle car il y a autour de la table de solides spécialistes des vins. Le menu a été mis au point par Jean-Marie Ancher, le directeur du restaurant, le chef Alain Solivérès bien sûr, et Jean-Philippe Durand, amateur et esthète, cuisinier de talent de surcroît.
Le menu : amuse-bouche / carpaccio de coquilles Saint-Jacques marinées aux agrumes / épeautre du pays de Sault en risotto, cuisses de grenouilles dorées / homard et châtaignes cuisinés en cocotte lutée / noix de ris de veau braisée aux légumes d’automne / perdreau patte-grise rôti salsifis et girolles / noisettes de chevreuil dorées sauce poivrade / stilton / mandarine en fraîcheur acidulée.
Le premier vin a été apporté par Jean-Philippe Durand, un Champagne Selosse millésimé 1998. Le miel est très imprégnant ainsi que le caramel. La longueur est belle et l’ampleur de ce champagne lui donne un goût plus évolué que ce que son âge supposerait. Quelques amis ont trouvé à l’aveugle ce champagne.
Le Bordeaux Supérieur « G » de Château Gilette 1958, vin sec de cette propriété emblématique du Sauternes a une sucrosité forte associée à une grande amertume. Après avoir erré dans mes supputations dans une autre région, j’ai imaginé qu’il s’agissait du vin sec d’un sauternes. C’est une chance, car la complexité incroyable de ce vin brouillait toutes les pistes. C’est vin déroutant mais excitant du fait de son originalité extrême. Le sucré de la coquille exquise rebondit sur le vin.
Le Chablis Grand Cru Les Clos Domaine François Raveneau 1978 est un vin magistral. Il combine des notes doucereuses à du litchi. Je pense à deux pistes : un Vouvray ou bien un chablis très ancien. Luc, l’ami qui nous reçoit, me pousse dans mes retranchements pour que j’accouche de Chablis alors que j’hésite. La minéralité et les agrumes m’y poussent. Ce vin délicieux, rareté historique, fait plus vieux que son âge, comme plusieurs ce soir, sans que cela nuise à son charme. L’épeautre est divin en risotto et c’est la sauce très réduite qui cajole le mieux le chablis.
Le Montrachet Grand Cru Baron Thénard 1988 est suffisamment lisible pour que nous trouvions tous sa région et sa sous-région. Mais le manque de puissance ne pousse aucun de nous à simplifier le nom de l’appellation pour ne garder que le mot le plus noble que nous attachions à d’autres : Montrachet. C’est un grand vin très subtil qui accompagne le homard époustouflant. Ce beau vin est déjà évolué.
Deux vins nous sont servis ensemble et beaucoup d’amis répondent presque instantanément « rive gauche – rive droite ». Manuel Peyrondet qui vient d’être sacré meilleur sommelier de France s’amuse de nos recherches mais vit avec respect l’expérience passionnante qui se déroule. Le Château Haut-Brion rouge 1958 a une trame très serrée et un goût fumé et de truffe intense. Comme un ami insistait sur Pauillac, je n’osais répondre Haut-Brion alors que je venais d’en goûter trois au Grand Tasting il y a quelques heures. Je m’en suis voulu d’avoir cette prudence. En revanche, je n’aurais pas trouvé le Château Ausone 1958, vin plus doux, arrondi dont j’entends mes amis parler de puissance à mon étonnement. J’ai préféré le Haut-Brion alors que beaucoup ont préféré Ausone. Ces deux vins de 1958 ont brillé sur la noix de ris de veau croquante à souhait, aux légumes à se damner.
Il est bien nécessaire de ne plus boire « à l’aveugle » pour se recueillir sur le vin qui suit. La Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1981 est le rêve absolu. Et le fait de savoir ce que l’on boit permet d’en jouir encore plus. La robe est d’un rose pâle. Le vin n’est pas tonitruant. Son nez évoque les fleurs et fruits roses. En bouche, ce sont les pétales de rose, et les fruits roses, qui sont exposés avec la puissance du son mise à son maximum. Ce vin est horizontal. C’est-à-dire qu’à chaque seconde ou dixième de seconde de son passage en bouche, chaque élément chromatique est étiré à l’infini. La plénitude en bouche est invraisemblable et la complexité infinie elle aussi. La longueur est extrême. La salinité est une signature du domaine, mais ici exposée avec la justesse d’un stradivarius. En fermant les yeux, on comprend ce qui fait la magie de ce vin et une preuve supplémentaire en sera donnée par le vin qui suit, pourtant parmi les plus grands, mais qui montre un écart spectaculaire avec ce génie. Cette remarque ne diminue en rien la beauté du vin qui va suivre, mais confirme pourquoi Romanée Conti est cette légende vivante. Le perdreau n’a pas servi de tremplin au vin qui trônait seul au firmament.
Le Musigny Vieilles Vignes Comtes de Voguë 1988 est assurément un grand vin. Riche, tout en plaisir, il a une force de persuasion extrême. Beaucoup plus puissant que son prédécesseur, il est à l’aise avec les merveilleuses noisettes de chevreuil. Dans un autre repas, c’est lui qui serait la vedette.
Le Château Rieussec 1978 est bu à l’aveugle. Sa force, sa présence, son or profond sont particulièrement brillants. Il a une densité de trame et une intensité de fruit confit qui ravissent. Le stilton est trop affiné pour que le mariage soit consommé avec le beau sauternes.
Le Château Rieussec 1958 est délicieux et la mandarine le met en valeur de parfaite façon. Nous sommes aux anges avec ce subtil sauternes à la trace éternelle dans le palais.
Manuel nous offre maintenant un Porto Quinta do Noval Colheta 1968, de l’année qui manquait dans les séries de « 8 ». Ce porto est un véritable bonbon qui se déguste comme une mignardise qu’il accompagne parfaitement.
Luc a soufflé la bougie symbolique. Nous lui donnons nos cadeaux. Tiens, comme c’est curieux, nous offrons tous des vins ! La générosité de Luc est incroyable. Son choix de vins dans une poésie numérique est d’une subtilité que seule permet sa connaissance des vins. La cuisine fut splendide et délicate, dans la lignée de l’image de Taillevent. Le service chaleureux et amical ainsi que les commentaires éclairés de Manuel nous ont permis de vivre un de ces moments de gastronomie dont on se souvient toute une vie. Une Romanée Conti 1981 et la chaleureuse générosité de notre ami impriment à jamais leurs traces dans nos mémoires.