Luc est un ami de moyenne date, amoureux des nombres et des vins, à la culture œnologique quasi infinie. Il a un palais sûr et j’aime goûter avec lui. Pour ses cinquante ans, il nous avait traités au restaurant Taillevent avec une Romanée Conti 1981. Depuis, il s’est marié, ce qui a été le prétexte d’une fête grandiose. Aujourd’hui, pour fêter son premier enfant, un fils de cinq jours et sans nom pendant huit jours, selon la tradition de ses ancêtres, il décide de récidiver en nous invitant au restaurant Taillevent et une nouvelle fois avec une Romanée Conti 1981. En cours de repas, je lui ai suggéré de procréer encore dix fois, et si possible des jumeaux, pour que nous goûtions la Romanée Conti en magnum.
Nous sommes huit, tous amoureux du vin. Je suis le seul en smoking, car Luc ayant envoyé un SMS disant « tenue de soirée », j’ai imaginé qu’il était impossible qu’un mathématicien de son calibre ne soit pas précis sur les termes employés. Arrivé en avance, je vois un jeune homme poussant un lourd violoncelle qui s’annonce pour la table de Luc. Jean-Marie Ancher le regarde avec stupeur et lui dit « vous n’avez pas l’intention de jouer ce soir », d’un ton qui exclut la possibilité d’un choix. Les convives arrivent et tout à coup, alors que nous prenons le frais sur le trottoir, la mère arrive avec son poussinet de cinq jours que nous photographions en félicitant les parents. Etre ‘client’ de Taillevent à l’âge de cinq jours, cela tient du record. Mère et enfant nous quittent et nous fêtons parents et enfants en trinquant sur un Champagne Taittinger Collection Vasarely 1978 difficile à servir pour le sommelier puisqu’on ne voit pas le niveau dans la bouteille d’un or métallique. La couleur du vin est d’un bel or, montrant un discret signe d’évolution. En bouche, le vin est riche, d’un raisin précis et fruité. La puissance est forte et ce qui est curieux, c’est que l’explosion de fruits jaunes en bouche n’est pas suivie d’un long final. C’est un champagne racé et joyeux que nous dégustons sur des gougères données comme le pain et le beurre à profusion.
Le menu conçu par Alain Solivérès : épeautre du pays de Sault en risotto aux girolles / bar de ligne, crustacés en radis noir, crème de romaine au basilic / poulet fermier des Landes rôti en pipérade / mignon de veau au lait rôti, légumes primeurs à la marjolaine / tomme de brebis, marmelade d’abricot / fourme d’Ambert au pruneau / douceur de chocolat et de caramel au beurre salé.
Le Château Haut-Brion blanc 1981 a un nez de grande profondeur. En bouche ce vin est authentiquement Haut-Brion, avec un niveau très supérieur à ce que l’année 1981 suppose. Le vin est riche, complexe, kaléidoscopique, et forme avec les girolles à la mâche remarquable un accord plus que pertinent. J’ai trouvé que le plat d’épeautre, emblématique du restaurant, est plus précis dans son expression en bouche que le vin généreux.
Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1985 est une énigme pour nous tous. Au début, j’ai cru à un nez de bouchon, mais ce sont en fait des herbes odorantes ou de la pivoine qui viennent marquer le parfum de ce montrachet qui est tout sauf orthodoxe. Par moment, on reconnaît le style Bouchard, mais pas le style d’un montrachet de Bouchard. Même si l’accord avec le bar se trouve, on ne peut pas dire que ce vin soit plaisant. C’est dommage, car ce Montrachet aurait dû être un sommet du repas.
Le Vega Sicilia Unico 1981 forme un contraste majeur avec le 1989 que j’ai bu il y a à peine trois jours. Le nez est discret et noble, et alors que j’avais en bouche une bombe de fruits, ce 1981 est d’un raffinement poli assez extraordinaire. Ce vin est élégant, d’une structure parfaite. Il est presque délicat tant il joue les gentlemen. J’adore quand ce vin qui peut être surpuissant joue sur un registre de distinction et d’élégance sur une structure harmonieuse. L’accord sur le poulet est cohérent, aussi bien sur la chair seule que sur la pipérade, mais il n’entraîne pas de véritable choc émotionnel.
Nous étions plusieurs à avoir déjà partagé une Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1981 avec Luc. Instantanément, nous savons que celle-ci est supérieure à celle que nous avons bue, qui était déjà émouvante. Luc trouve des pétales de roses dans le parfum de ce vin, mais ce n’est pas ce qui me frappe le plus. C’est l’intensité du message qui me subjugue. Ce parfum délicat, profond, complexe est comme l’assemblage le plus créatif d’un grand parfumeur. En bouche, deux choses s’imposent : la complexité et la longueur infinie. Mes amis s’extasient et commentent leurs plaisirs mais je préfère me taire, pour essayer de capter tout ce que je peux d’un message extraordinairement complexe. Une image qui me vient est celle d’un jeu d’orgues dans une cathédrale. Ces alignements de colonnes imposantes, c’est ce que je ressens. Ensuite, je perçois le sel qui est si caractéristique des vins de la Romanée Conti, même s’il est plus discret que sur d’autres Romanée Conti. Puis, au-delà de la minéralité, les feuilles et les branches, le végétal brun, se présentent comme des infusions raffinées. Puis, on chasse les images, et on se laisse embarquer dans un parcours en bouche qui tient du bobsleigh, avec un final quasi inextinguible. On aime ce vin parce qu’il transcende toute notion sur le vin. Il n’y a aucune recherche de charme, de séduction. C’est une grande complexité développée sur la rose, le sel, le poivre, les épices rares mais discrètes, et des infusions aux herbes inconnues. En un mot, c’est le bonheur total. Je suis ravi qu’il y ait un accord couleur sur couleur puisque le rose du mignon de veau d’une tendreté extrême est proche du rose de cette Romanée Conti, mais c’est un plaisir de voir que le vin s’allie aussi aux légumes nouveaux croquants.
Autour de la table, on sent comme une fébrilité, car nous tenons dans nos verres une grande Romanée Conti.
Le vin suivant, destiné au fromage est un Ermitage de l’Orée Chapoutier 1991. J’entends autour de moi que l’on vante les qualités de ce vin, mais je ne mords pas du tout. Il est aqueux en milieu de bouche, car il manque de consistance. Il est déroutant, nous emmenant sur les routes de tous les vignobles de France, tant il est indéfinissable. On dirait Château Grillet ou un vin oxydatif au fumé prononcé. Il faut dire qu’il n’est pas aidé par le fromage qui évoque irrésistiblement la Vache Qui Rit, et dont l’accompagnement à l’abricot est hors sujet. C’est objectivement un problème de fatigue excessive de la bouteille.
Luc pesant au trébuchet ses apports de vins quand il invite, il est peu envisageable de glisser un vin dans son programme. Aussi la question était-elle pour moi de choisir un vin qui ne se refuse pas et qui ne porte pas ombrage à ses vins et ne les trouble pas. C’est un vin acheté du jour que j’ai apporté : Château Rabaud Brossault & Co 1/2 bt 1896. Le niveau est superbe, la couleur est d’un or glorieux et quand le bouchon est tiré, il libère un parfum exceptionnel fait d’agrumes confits aux poivres. Jean-Marie Ancher nous a fait préparer en impromptu de la fourme d’Ambert flanquée d’un pruneau au banyuls qu’il sera opportun d’éviter. Le sauternes est sublime, n’ayons pas peur des mots. Il n’a pas d’âge, lui qui est plus que centenaire, tant il est fringuant. C’est un délice pur. Il a tout, équilibre, puissance, sensualité, final tonitruant. Tout le monde l’a adoré.
Le Porto Medieval Port 1900 est une curiosité. Le début de la bouteille est d’une couleur de terre rose, et la fin de la bouteille d’un noir riche. Le goût est objectivement de porto, sans doute enrichi à la mise en bouteille il y a environ soixante ans. Le vin est plaisant, mais l’alcool ressort trop. Le vin accompagne divinement bien le chocolat, mais avec le caramel beaucoup trop sucré, l’accord ne se fait pas.
Selon une tradition propre à Taillevent, Jean-Marie nous offre d’un Armagnac en pot de 3 litres 1947 absolument délicieux, riche et fort en alcool mais qui ne le montre pas tant il est accueillant.
Nous n’avons pas formellement voté, mais Jean-Philippe mettrait en 1 ex-æquo La Romanée Conti et le Château Rabaud, ce qui est un honneur que j’apprécie pour ce beau sauternes, puis Haut-Brion blanc et Vega Sicilia Unico. Il est rejoint par beaucoup d’amis sur le fait de classer Haut-Brion avant Vega Sicilia, mais ce n’est pas mon cas. Mon vote est 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1981, 2 – Château Rabaud Brossault & Co 1/2 bt 1896, 3 – Vega Sicilia Unico 1981, 4 – Château Haut-Brion blanc 1981, 5 – Champagne Taittinger Collection Vasarely 1978.
Les deux plus beaux plats sont : 1 – épeautre du pays de Sault en risotto aux girolles, 2 – mignon de veau au lait rôti, légumes primeurs à la marjolaine. Les autres plats ont créé moins d’émotion. Le grand moment fut évidemment de communier avec une grande Romanée Conti et de célébrer la naissance du fils d’un ami. Mais nous n’allions pas en rester là. Car l’ami qui avait apporté son violoncelle n’allait pas repartir comme cela. Avec l’autorisation de Jean-Marie Ancher il a joué de magnifiques pièces de Bach d’une grande sensibilité, ce qui prouve que notre consommation d’alcool ce soir est restée dans les limites des facultés artistiques des participants. Des personnes qui dînaient tranquillement au restaurant sont venues grossir le lot des spectateurs de ce mini-bœuf. La joie a accompagné tout du long un grand dîner d’amitié.