Par une rare et belle conjonction de planètes nous recevons nos trois enfants en même temps à la maison, avec quatre de nos petits-enfants. Il y a deux anniversaires à fêter. Ma femme a prévu un seul plat, un veau cuit à basse température et un gratin dauphinois. Pour le dessert ce sera l’incontournable reine de Saba, parce qu’on peut facilement planter des bougies sur ce gâteau.
L’apéritif est fait de petites viennoiseries salées composées par les petits enfants et de jambon ibérique. Le Champagne Dom Ruinart 1990 est un de mes favoris et j’imaginais volontiers que 1990 était l’un des Dom Ruinart les plus réussis. Quelle n’est pas ma surprise de constater que cet excellent champagne, opulent, large en bouche et au beau fruit jaune doré est très loin de valoir le Dom Ruinart 1973 que j’avais bu la veille. Il y a dans le 1973 une vivacité et un côté cinglant que l’on ne retrouve pas aussi marqués dans ce 1990. Il est grand, jeune encore alors que le 1973 est à pleine maturité, il comble mes enfants, mais je dois dire que le 1973 le surpasse de vingt coudées. Voilà qui déboulonne l’une de mes icônes. Ça n’empêche pas ce 1990 d’être grand.
Le Château Margaux 1967 a un nez imprégnant, fort et pénétrant. La bouche est lourde comme celle d’un Lafite Rothschild d’une année puissante. Il y a de la truffe, des grains de poivre doux dans ce vin lourd et charmeur. Il y a une infime trace de bouchon dans le parfum mais on s’aperçoit que cela ne gêne en rien le goût profond et raffiné de ce vin. Oserais-je « au contraire » ? Car ce Margaux n’est pas du tout dans la gamme des vins féminins que Margaux peut être. Il est dans la famille des vins guerriers de la soldatesque conquérante. Et nous l’aimons tout particulièrement.
La deuxième bouteille que j’ai choisie pour ce dîner est un Musigny Comte de Vogüé d’un lot de trois bouteilles dont deux n’ont pas d’étiquette et la troisième en a une, abîmée, sur laquelle on pourrait lire soit 1979 soit 1972 mais plus probablement 1972 du fait de la position de petits trous, puisque les années sur les étiquettes de ce vin sont marquées par des points qui sont des petits trous qui percent l’étiquette. N’ayant pas la possibilité de trouver un lien avec un achat dans mes archives, le 1972 n’est pas sûr mais hautement probable. Lorsque j’ai ouvert la bouteille il y a quatre heures, j’espérais trouver le millésime sur le bouchon. Raté ! le bouchon très lisible confirme le nom du vin mais pas son âge. Lorsque nous sentons le vin, mes enfants et moi, c’est comme si nous étions envahis par une bourrasque ayant caressé la Côte de Nuits. Le parfum est envoûtant. Et dès que nous portons nos lèvres à ce vin, c’est une extase. Je vois l’émerveillement sur les visages de mes enfants. Ce vin a quelque chose d’extraordinaire. Ayant encore vivace la mémoire de la Romanée Conti 1980 bue hier, je ressens une émotion de même niveau et très différente car là où la Romanée Conti est sérieuse, le Musigny Comte de Vogüé 1972 explose de joie de vivre et d’un beau fruit rouge. Ce vin est du velours tant il y a de douceur combinée à une puissance contenue. On est en haut de l’Olympe quand on boit ce vin où toute la délicatesse est fondue dans une subtilité unique. Et le fait d’avoir pu goûter en un temps si proche deux merveilles, l’une plus cistercienne, l’autre plus gourmande, me ravit. La douceur et le velours sensuel de ce vin au fruit joyeux sont d’un bonheur rare. Décidément, j’aime les vins dans les soi-disant petites années car on lit mieux la précision de leurs complexités.
Aucun vin ne pouvait succéder à ces merveilles aussi le dîner s’est-il poursuivi en douceurs en bougies soufflées et en discussions.
l’étiquette est celle d’une autre bouteille du même lot. Le bouchon est évidemment de celle qui a été bue.