En partant à Los Angeles, au moment d’éteindre mon portable avant la fermeture des portes de l’avion, je lis un message de Bipin Desai : « j’ai prévu un dîner informel le samedi soir. Vous êtes mon invité. Apportez un grand champagne jeune. Je compte sur vous ». Si je dis oui, cela fera quatre repas de vins de suite : dîner, déjeuner, dîner, déjeuner. C’est de la folie. Hélas, je ne dis pas non.
Bipin doit me prendre à mon hôtel en taxi à 7h20. Comme avec tous les américains, la ponctualité est de règle. Profondément endormi dans une sieste qui suivait le déjeuner au « CUT », je lève un cil sur l’horloge digitale : 7h08. Dès cet instant, Usain Bolt perd le statut de champion du monde. Car à 7h19, je suis devant le hall de l’hôtel, prêt à accueillir Bipin et son taxi. Le chauffeur de taxi qui pèse une tonne doit porter son tee-shirt depuis des lunes. Je demande qu’il ouvre ma fenêtre, condamnée de son poste de pilotage. Mais Bipin est frileux. Je suis le trajet en apnée.
Le dîner a lieu au restaurant Chinois on Main, que Bipin aime beaucoup. C’est un endroit très couru pour la qualité de sa cuisine. La patronne ou plutôt la matrone au visage rebondi et enjoué accueille Bipin par de larges embrassades. Bipin voulait que nous profitions de l’atmosphère bruyante du lieu très branché, mais la propriétaire a préféré nous donner la salle que je connais depuis longtemps pour y avoir dégusté des vins mémorables, afin que nous soyons tranquilles. La décoration est d’un mauvais goût assez rare. Mais ce qui compte, c’est l’assiette. Nous ne sommes que cinq car des défections pour cause de prétendue grippe porcine ont permis à certains d’éviter cette épreuve de fond.
Le menu composé par le restaurant selon les suggestions de Bipin est : warm sweet curried oysters with cucumber sauce and salmon pearls / sizzling calamari and rock shrimp salad served in a won ton cup with Chinese chili paste / pancakes with stir-fried duck, mushrooms and cilantro / whole sizzling catfish with ginger and ponzu sauce / vegetable fried rice / sweet finale. Malgré la longueur des énoncés, ce fut léger et délicat. C’est effectivement une belle cuisine.
Chacun ayant apporté une bouteille de champagne personne ne connaissait à l’avance le programme.
Nous commençons par le champagne 2003 by Bollinger. La couleur est plus ambrée que ce que l’on pourrait attendre. La bulle est belle, l’attaque est très généreuse, mais la longueur est faible. Ce champagne est très sec, d’une belle complexité, mais le final coupe court. L’huître est délicieuse, le cresson très épicé ce qui brûle la bouche pour le plus grand plaisir de Bipin. Le Bollinger est globalement un grand champagne, très original.
Le champagne Billecart-Salmon Clos Saint-Hilaire 1996 a une couleur déjà très avancée. En bouche, c’est évolué, mais j’aime bien. La bulle est active. Il y a un peu d’oxydation. Si on accepte l’aspect un peu fumé et évolué, le champagne typé est assez intéressant, mais je trouve que ces deux premiers champagnes ne sont pas au sommet de leur forme.
Le champagne Dom Pérignon 1982 est aussi d’une couleur avancée, ce qui n’est pas habituel pour Dom Pérignon. Le nez est très élégant. En bouche le vin est aussi avancé, mais élégant. Chacun dit que c’est une très belle bouteille. Ma course contre la montre dans ma chambre et dans l’hôtel a-t-elle dévié mon goût ? Car contrairement aux autres je le trouve évolué, bon, mais marqué. Le plat de canard est fantastique et aide beaucoup le Dom Pérignon que je vois évoluer à toute vitesse et devenir ce que j’en connais et que j’aime. Mes amis avaient-ils une préscience de ce retournement que je n’avais pas ? J’en doute.
Le champagne Krug Clos du Mesnil 1986 est extrêmement bizarre. Son nez est de fruit rouge. Sa bouche est incroyable de fruits rouges aussi. Il est incroyable et d’une délicatesse rare. C’est pour moi complètement unique et me rappelle les évolutions de très vieux bourgognes. C’est un très grand champagne mais qui fait du hors piste. Pendant ce temps le 1982 devient un vrai Dom Pérignon. Le 1986 est follement fruité et de belle acidité. C’est du beau chardonnay.
Le champagne Salon 1996 que j’ai apporté – on dira que je manque d’objectivité – est le top du top. Sa couleur est de loin la plus jeune. Et ce champagne est le seul qui a le goût de champagne. Ici, nous sommes dans la pureté la plus orthodoxe. Avec la viande, c’est un régal. Je note sur mon carnet : « c’est le seul ‘vrai’ champagne ». Le 1986 est le charme absolu. Mais il est extraterrestre. Le Salon est le plus jeune, le meilleur, le plus grand.
Très curieusement les couleurs des champagnes évolués tendent à devenir de plus en plus claires. Le Dom Pérignon est très excitant et très vivant. Le 1986 est le plus extravagant.
Je classe : 1 – Salon 96, 2 – Krug Clos du Mesnil 1986, 3 – Dom Pérignon 1982, 4 – Bollinger 2003, 5 – Billecart Clos Saint-Hilaire 1996.
Je n’ai pas regretté la folie d’avoir dit oui.