Un dîner de famille, avec dans la parentèle immédiate, de fins palais, et d’insouciants passagers sans bagage, qui voyagent dans les goûts sans se soucier de la destination. Je choisis une bouteille dont j’aurais du mal à situer l’origine. Les risques sont bien plus faciles à prendre en famille. Une bouteille d’une beauté particulière dont j’aimerais savoir percer l’énigme. L’écusson de l’année est 1953. Mais cet écusson est collé par dessus un autre écusson. Il serait intéressant de décoller, pour voir vers quelles périodes on serait emporté, mais la bouteille est si belle que je ne voudrais pas l’abîmer. L’étiquette dit : « Grand Vin d’Origine », puis « Chablis » (en très gros), puis « appellation contrôlée ». Bouteille de négoce, mais de qui ? La bouteille est cachetée d’une cire molle, grasse, comme posée sur un support de gaze. Le niveau est bas, mais la couleur est joliment ambrée, presque rose jaune. Et le plus énigmatique est que la bouteille elle-même est soufflée à la main, et le cul extrêmement profond et terminé par une grosse boule indique une bouteille du 19ème siècle. Quel négociant a embouteillé un Chablis dans une bouteille si ancienne ? Lorsque j’ai bougé la bouteille, d’inquiétantes suspensions. Toutes les conditions étaient réunies pour un vin à grand risque. Une belle puanteur à l’ouverture, odeur de népète, mais le goût n’en souffre pas. La senteur désagréable disparaît classiquement très vite. Le nez de ce Chablis 1953 devient discret mais agréable. Goût étrange où l’on ne voit apparaître ni un goût de Chablis, ni trace de madérisation. Le vin est jeune, agréable, rond, sans typicité particulière et sans aucun grain de folie. Sur un brick de foie gras poêlé, il s’est bien exprimé. Hasard d’un rencontre évidemment dangereuse d’un vin largement au delà de sa durée normale de vie, mais qui avait des restes méritant l’intérêt et le respect. Il faut lire ce bulletin comme un palimpseste où je grave inlassablement un amour des vins originaux, oubliés de tous les catalogues. A coté des grands vins qui sont les repères de l’histoire, il faut aborder les petits, les obscurs, les sans grade qui forment le bataillon des techniques révolues. A ce titre, ce 1953 méritait d’être connu, comme le Meursault 1942 qui va suivre.
Le foie gras allait accueillir un bien plus classique Mission Haut-Brion 1979. Ouvert tardivement, il est apparu assez coincé, tant au nez qu’au palais. Très lentement on a vu renaître les qualités intrinsèques de ce grand vin. Il est fortement charpenté, il a la structure d’un vin de race, avec une profondeur de grand cru. Mais un coté un peu grenier, un peu poussiéreux a empêché d’en profiter comme on sentait qu’on aurait pu le faire. Il est évident que quelques heures d’ouverture de plus l’auraient libéré, mais j’ai résisté à la tentation de carafer, ce qui n’aurait sans doute pas apporté de meilleur résultat. On reconnaissait le champion, mais on n’avait pas un vainqueur. Sur un canard au miel avec une purée de haricots rouges, un Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1985 a représenté un accompagnement idéal. Généreux, chaleureux, tout de suite ouvert, et par contraste avec le Mission si fermé, ce Rhône montrait son soleil, sa faconde décidément moins intellectuelle que la diction distinguée du bordelais. Les bons Hermitage sont des vins sans problème, à déguster en toute facilité. Le mariage avec les haricots rouges et la sauce au miel s’imposait tranquillement.
Comme il y avait à la fois un sabayon de fruits rouges et noirs et un dessert au chocolat, j’ai choisi de servir un Maury, un Mas Amiel Vintage Réserve 1998. Est-ce vraiment du vin ? C’est un jus si fruité, si envahissant en bouche qu’on est dans un jacuzzi de fruits rouges ! C’est un tir de pruneaux et de griottes. Et le vin « fonctionne » aussi bien avec le sabayon qu’avec le discret chocolat. Vin de dessert et de plaisir, à l’affirmation simple, « nature ». Il faut évidemment que tous les restaurateurs proposent ces vins au verre, car c’est le point d’exclamation d’un madrigal gustatif bien tourné.