J’arrive donc le midi à ce restaurant si accueillant et agréable avec l’intention de ne boire que de l’eau.
Je choisis des plats aux saveurs plus osées, plus faciles avec de l’eau : un blanc manger à la sole et aux amandes avec du caviar Osciètre, avec un avocat mariné à l’huile de noix. Mais voilà qu’Eric Beaumard dépose sur ma table un large verre de Meursault 2001 de Boillot. Assez sec mais très caractéristique, plutôt simple lorsqu’on le boit seul, puis merveilleusement vivant avec le plat délicieux, petit chef d’oeuvre de précision. On est dans du grand Legendre avec le choix créatif d’Eric. J’avais choisi pour suivre un lard fermier de Franche Comté aux épices et supions. Et tout à coup Eric me fait déposer quatre verres de vin rouge, un de chaque impériale prévue pour ce soir. Quelle charmante idée. Imaginez la sensation qui était la mienne. Je goûtais un plat délicieux, fait par un chef prestigieux (ce plat est une petite merveille de goût franc, paysan, subtilement traité). J’avais devant moi les verres de quatre vins de rêve : Mouton 1995, Margaux 1985, Lafite 1985 et Lafite 1990. Mettre côte à côte ces vins est déjà quasi irréel. En plus ces vins provenaient de quatre impériales (l’impériale fait 6 litres, soit 8 bouteilles), et ces impériales étaient les miennes. Il y a dans cette situation une jouissance que l’on comprendra aisément. On se sent sur l’Everest de la gastronomie et de l’oenologie. J’ai « pianoté », testant chaque vin en fonction de ce que j’imaginais du futur menu, tout en profitant des accords immédiats qui se créaient sur le lard extraordinairement délicieux. Voici le fruit de mes constatations dans des verres Spiegelau du plus bel effet olfactif.
A la première odeur, le Mouton est tannique, envahissant, un puissant gamin. Le Margaux est séducteur, éthéré, encore fragile. Le Lafite 85 a un nez extraordinairement structuré, et le Lafite 90 représente l’odeur idéale d’un grand vin de charme et de perfection. A la première attaque en bouche, à une excellente température, le Mouton est extrêmement jeune, juteux. Le Margaux est un peu faible au milieu de ces monstres de puissance, le Lafite 85 promet mais ne s’affirme pas encore, alors que le Lafite 90 est absolument parfait. Mais les choses changent quand le vin s’aère. Le Mouton est de plus en plus plaisant dans son rôle de jeune premier, le Margaux devient de plus en plus séducteur, montrant un charme extrême, le Lafite 85 reste un peu en dedans, même s’il est excellent, car il est à la croisée des chemins de sa maturité et le Lafite 1990 donne une image d’absolue perfection, la définition du vin idéal dont tous les aspects sont équilibrés avec la justesse qui convient. Les vins ont ainsi changé d’aspect tout au long de mon pianotage. L’air conditionné assez puissant a fait évoluer les odeurs vers plus d’alcool. J’ai vérifié au moins par la pensée que les choix de plats étaient bons, et il était assez évident que chaque vin trouverait ses champions parmi les invités. Il y avait de quoi satisfaire les goûts différents de tous les convives car, ainsi que je le remarque à chaque repas, les classements identiques sont rarissimes.
L’après-midi fut consacré à la préparation du dîner. J’ai pu vérifier l’engagement, l’enthousiasme et l’ingéniosité souriante des équipes du George V. Remarquable. Imaginez quatre personnes qui lavent et essuient les 600 verres Spiegelau du repas, les sommeliers qui préparent la mise en carafe, qui répètent avec moi l’ordre des verres, l’ordre des services. La confection des plans de table qui fait appel à des équipes de gestion elles aussi motivées. Tout le monde est attentif. Un maître d’hôtel voyant l’effet de ces préparatifs sur ma fatigue a trouvé une chambre dans l’hôtel pour que je me repose et prenne une douche. Quelle aimable implication qui se vérifiera par un service parfait, attentif au moindre désir.