Où l’on verra que la générosité peut jouxter la débauche. Laurence Féraud, vigneronne à Chateauneuf-du-Pape m’avait invité à rejoindre le « Printemps de Chateauneuf-du-Pape », à Chateauneuf-du-Pape. Lors du dîner chez elle, elle avait évoqué un dîner à Paris chez un de ses amis américains, où l’on ouvrirait de grands vins. Dans la chaleur communicative des banquets, j’ai dit oui. Il fallait coordonner les apports et lorsque j’ai appelé Ed pour mettre au point le programme, je lui ai annoncé mon intention de venir avec deux vins de 1921, qui ont 90 ans cette année. Je ne savais pas qu’Ed est d’un humour caustique, aussi ai-je pris sa moue téléphonique pour de l’insatisfaction vis-à-vis de ce que je trouvais assez généreux. Un peu vexé, je demande ce qu’il envisagerait d’inclure au programme et tout-à-coup, il prononce un nom qui agit sur moi comme un sésame. Il dit : « je pourrais ouvrir un « Screaming Eagle ». Aussitôt, comme si un ressort me propulsait, je réponds : « si vous ouvrez Screaming Eagle, j’apporte une bouteille de La Tâche ». Car ce vin américain, très rare, je ne l’ai jamais bu. La tentation est trop grande.
Le jour dit, je me présente à 17 heures à l’appartement d’Ed pour ouvrir mes bouteilles et éventuellement d’autres. La cuisine s’agite dans tous les sens, car nous serons quatorze dont les deux cuisiniers, Arnaud et Nicolas. Arnaud Faye est l’adjoint chef de cuisine de Thierry Marx au Mandarin Oriental Paris qui va ouvrir dans quelques jours. Cette équipe va réaliser un repas de grand raffinement avec une belle mise en valeur des produits, et quelques accords subtils opportuns, malgré la difficulté d’ajuster les recettes sur des vins très disparates.
J’ouvre le Brane Cantenac 1921 d’un niveau mi-épaule et le bouchon paraît comme brûlé. L’odeur sentie par le goulot est assez torréfiée. Est-ce que le vin va s’épanouir ? Je ne sais pas. L’Arche Vimeney cru classé de sauternes 1921 au niveau dans le goulot et d’une couleur merveilleuse exhale un parfum d’agrumes délicats. Il ne posera aucun problème. J’ouvre aussi La Tâche 1986 que j’ai apportée. Le parfum bourguignon est d’une rare subtilité. On me demande d’ouvrir certains apports qui arrivent au compte-goutte dont le Screaming Eagle que nous sommes allés chercher dans la cave d’Ed. J’ai demandé à Ed d’en goûter un peu à l’ouverture. J’ai fait un vœu, car c’est la réalisation d’un rêve.
Les convives arrivent et nous sommes quatorze. Il y a, si je n’oublie personne, Ed et un ami américain accompagné de sa femme d’origine indienne, trois vignerons de Chateauneuf-du-Pape dont Laurence accompagnée d’une amie américaine, un autre vigneron Hervé Bizeul accompagné de son épouse, un homme du monde du vin et un amateur, les deux cuisiniers qui mangeront avec nous et moi.
Du fait de l’abondance, mes descriptions des vins seront plus que succinctes, et je ne suis pas sûr que l’ordre des vins soit le bon. Pour l’apéritif, nous commençons par un Chateauneuf-du-Pape Cristia Vieilles Vignes magnum 2006 qui est joyeux, réjouissant, faisant plaisir à boire dans sa jeunesse. Il est suivi d’un Chateauneuf-du-Pape « Pure » domaine de la Barroche magnum 2005 que je trouve particulièrement brillant. Il est remarquablement bien fait.
Nous passons à table et nous goûtons deux vins blanc américains : le Marcassin Hudson Vineyard Carneros Chardonnay 1993 et le Marcassin Gauer Vineyard Alexander Valley Chardonnay 1993. Le premier a un léger défaut qui exacerbe son côté américain, alors que le second est délicieux, sans lourdeur, avec beaucoup de charme, sans les excès habituels des chardonnays américains. Le Meursault Perrières Jean François Coche Dury 2002 est pour moi un modèle de fraîcheur et d’expression alors qu’Hervé Bizeul préfère le deuxième Marcassin.
Le Chateauneuf-du-Pape Lou Destré d’Antan Christian Barrot 1976 est une merveille de Chateauneuf-du-Pape. Il a un équilibre et un charme qui m’ont convaincu, comme le Chateauneuf-du-Pape Domaine du Pégau 1997 aux aspects bourguignons d’une rare délicatesse. Sur des langoustines cuites à la perfection, ces vins se sentent bien. Le Vosne-Romanée Les Chaumes domaine Méo-Camuzet 1996 joue un peu en dedans à côté de ces Chateauneuf-du-Pape.
A l’arrivée du bar je demande de l’indulgence pour le Château Brane Cantenac 1921 dont le parfum est un peu torréfié. Quelle n’est pas ma surprise de voir que le vin n’a pas du tout en bouche le torréfié que je craignais. La couleur est divine, sans le moindre tuilé et en bouche le fruit est envahissant, fruit rouge d’une grande précision. Je pense « ouf » pendant que mes convives sont surpris de la présence de ce grand vin. L’accord avec le bar se trouve naturellement. J’en profite pour servir mon autre vin, La Tâche domaine de la Romanée Conti 1986 au nez d’un charme extrême. Sentir ce vin, c’est ouvrir la porte du domaine comme on ouvre la caverne d’Ali Baba ou l’armoire de ses souvenirs. Alors que j’avais adoré la Romanée Conti 1986, si j’aime La Tâche de la même année, je ne ressens pas autant que je souhaiterais l’émotion de La Tâche. C’est un grand vin mais avec une vibration un peu atténuée.
Laurence pense que ce serait le moment de boire un Chateauneuf-du-Pape sans étiquette et sans année, à la forte poussière opacifiant le verre, qui doit être des années 60 et provient de ses grands-parents. Hélas, le vin est bouchonné et malgré mes espoirs, ne reviendra jamais à la vie.
Nous goûtons maintenant en intermède un Meerlust Rubicon Afrique du Sud magnum 1984 et Ed nous raconte la rareté de son origine. Ce vin est solide, carré mais assez simple d’expression. Nous faisons un intermède à l’aveugle avec Les Sorcières du Clos des Fées, Côtes du Roussillon 2010. J’avais bu ce vin lors des primeurs à Bordeaux. Il s’est développé et est d’une grande sincérité.
Nous entrons maintenant dans le monde des vins à forte charpente et au degré d’alcool important. La Petite Sibérie Côtes de Roussillon Villages magnum 2004 est un vin que j’apprécie dans sa jeunesse pour un final d’une fraîcheur mentholée. Hervé Bizeul est fier que son vin ait un fort cousinage avec le Screaming Eagle cabernet sauvignon Napa valley 2003 qui titre 14,6°. Ce vin a le plaisir généreux d’une Mouline 2005. Il est puissant, au fort fruit noir et poivre, mais son final frais signe un très grand vin. Il est plus complexe que la Sibérie, mais les deux ne se nuisent pas. Viennent ensuite de nouvelles raretés apportées par l’amie américaine de Laurence : Sine Qua Non « the 17th nail in my cranium » syrah Californie 2005 qui titre, excusez du peu 15,8° et le Sine Qua Non « a shot in the dark » syrah Californie 2006 qui titre 15,5°. Il est certain que ces vins généreux sont plaisants à boire. Mais on est entraîné dans une direction qui n’est pas la mienne, où l’excès de fruit et d’épices peut devenir monotone. Sur le délicieux filet de bœuf ces vins sont à leur aise et le mariage se fait bien.
Il est temps de goûter l’Arche Vimeney Sauternes 1921. C’est un agréable sauternes fort aimable, mais qui n’a pas la complexité du Caillou 1921 bu tout récemment. Il est acceptable mais sans histoire, malgré sa belle couleur et son parfum d’agrumes. Il joue mezzo voce. Hervé a apporté une belle curiosité : un Sémillon Lagarde de Mendoza Argentine 1942. La bouteille porte le n° 17. Pour une curiosité, c’en est une. Le vin s’est oxydé et évoque les vins jaunes du Jura. Il brille surtout par son originalité et accompagne bien des tranches de comté.
J’ai apporté en cachette le vin que j’avais ouvert à Rennes lors de la découverte du vin de 1690. C’est un madère d’une bouteille très ancienne que je date de 1780 à 1840. Il a une force alcoolique extrême qui fait penser à certains qu’il s’agirait d’un whisky. Mais plusieurs convives confirment l’hypothèse madère. Il a un peu perdu de son fruit, mais il a encore une force persuasive extrême.
Si je devais décerner des brevets aux vins de ce soir, je les donnerais à : 1 – Chateauneuf-du-Pape Domaine du Pégau 1997, 2 – Chateauneuf-du-Pape Lou Destré d’Antan Christian Barrot 1976, 3 – Château Gruaud Larose 1921, 4 – Meursault Perrières Jean François Coche Dury 2002, 5 – Screaming Eagle cabernet sauvignon Napa valley 2003. Mais tous méritaient leur présence à ce beau dîner.
Merci a Ed d’avoir mobilisé des cuisiniers de grand talent qui nous ont offert des plats exquis. La générosité de tous fut remarquable. L’atmosphère cosmopolite et amicale a permis un repas de grande folie, ou générosité et débauche sont synonymes, dans le bon sens du terme.