Le lendemain du Casual Friday, je retrouve deux participants de ce déjeuner pour un dîner de folie. Lionel est un des fidèles parmi les fidèles, contaminé par l’amour des vins anciens. Son épouse est un vrai cordon bleu. Qu’on en juge par le menu : Sablés au parmesan, sablés au roquefort / crabe au citron vert, thon mi-cuit sauce soja, soupe crevette lait de coco et citronnelle / Crème brûlée au foie gras, terrine de foie gras frais sur pain d’épice ; sucette de foie gras au gros sel / Coquilles Saint-Jacques au jambon Serrano haché d’ail / Filet de bœuf en étouffée de truffe, purée de pommes de terre aux truffes / Fromages Quatrehomme : Comté 30 mois, brie de Melun, Saint Marcellin, Saint Nectaire, gouda étuvé 24 mois / Mangues poêlées et fruits de la passion / Macarons au citron. Le dîner fut remarquable de saveurs délicates et originales.
L’ami fou de vin ne lésine pas sur le programme de ce soir. Pour calibrer le palais, nous commençons par un Champagne Bollinger Spéciale Cuvée sans année très agréable à boire, vrai champagne de soif.
Il faut recadrer le palais pour accueillir le Champagne Initiale Jacques Selosse non millésimé, qui est un champagne non dosé et sans concession. Quand on s’y habitue, on comprend à quel point ce champagne a du sens, belle expression de chardonnay.
J’ai du mal à imaginer que le Champagne Grand Siècle Laurent Perrier 1973/70/69 combinaison de ces trois millésimes soit aussi vieux que cela. En effet le bouchon n’est pas entièrement chevillé, montrant quelques boursouflures, la couleur est d’un blanc clair juvénile, et le goût ne montre pas de trace d’évolution. Ce champagne est superbe. Lionel est si sûr des années de son champagne, non indiquées sur l’étiquette, que je goûte à nouveau. On ne peut pas exclure qu’il ait raison, mais c’est un miracle.
Lionel ouvre encore une bouteille avant que nous ne passions à table. Le Champagne Pommery & Gréno 1964 fait vraiment son âge. Sa couleur est légèrement ambrée. Il a le charme des champagnes anciens, avec la complexité qui appelle la gastronomie. Quatre champagnes pour quatorze convives avant de passer à table, cela annonce un programme musclé.
Le Corton-Charlemagne Mise Nicolas 1961 est bouchonné. Le crabe au citron vert lui enlève le goût de bouchon et le vin est presque buvable, mais l’intérêt se porte vers le Château Bouscaut blanc 1924. La couleur est foncée avec de l’ambre gris. Le nez est expressif. Si les traces de vieillissement sont fortes, le vin se boit comme un intéressant témoignage d’un domaine qui sait braver les ans. L’expérience vaut la peine. Pour que nous revenions sur des goûts plus habituels, un Bâtard Montrachet Pierre Morey 1991 se situe dans des saveurs familières, sans cependant apporter une excitation particulière.
Nous franchissons une étape vers l’émotion pure avec La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1974 qui est ce qu’il doit être, beau, charmant, élégant et discret. Nous adorons ce vin qui réagit remarquablement sur l’ail de la coquille saint-jacques.
Nous sommes bouche bée lorsque nous prenons connaissance du Château Lafite-Rothschild 1928. Quel cadeau ! Le nez est d’une densité invraisemblable, la couleur est belle d’un rouge et noir profond et en bouche ce vin est l’expression de ce que Lafite peut atteindre dans l’absolu. C’est un vin riche, profond, expressif, d’une trame dense. C’est une merveille. Alors, le pauvre Clos de Gamot Cahors 1961, qui en d’autres circonstances brillerait sans doute, n’éveille aucun réel intérêt.
Le Gevrey-Chambertin Clair Daü 1961 provoque sur Juan-Carlos, ami passionné fou de vin, la même réaction que sur moi. La salinité de ce vin est exactement celle que l’on trouve dans les vins de la Romanée Conti. Ce vin évoque les charmes les plus purs des vins du prestigieux domaine et confirme que Clair Daü savait jouer dans la cour des grands. Ce bourgogne est superbe, canaille comme je les aime, le régal de dieux mutins.
Lionel a voulu me faire plaisir car il sait que j’aime ce vin : Vin du Jura L’Etoile cuvée spéciale 1947. Quel régal sur le comté. Ce vin du Jura a tout pour lui, diablement expressif, à la longueur infinie, sur un message chatoyant. Je me régale.
Le Domaine de Morange Saint Croix du Mont 1943 est une petite merveille. Doré à souhait, il montre une fois de plus que les grands bordeaux liquoreux ne naissent pas qu’en sauternais. Même si l’on franchit une étape majeure avec le vin qui suit, ce riche Morange ne fait pas pâle figure.
Un empereur entre maintenant en scène, le Château d’Yquem 1967. Cet exemplaire de l’icône tient son rang. Il est superbe. Il a la puissance, l’équilibre et la longueur, mais je ne lui trouve pas tout à fait la complexité que j’attendais. Cette remarque est à la marge, car nous sommes à un niveau de perfection rare.
Alors qu’un ami propose que nous votions, ce qui sera difficile pour une telle assemblée, je demande aux fidèles parmi les fidèles de deviner ce que serait mon vote. Et ils le trouvent avec une facilité surprenante : 1 – Château Lafite-Rothschild 1928, 2 – Gevrey-Chambertin Clair Daü 1961, 3 – Vin du Jura L’Etoile cuvée spéciale 1947, 4 – Château d’Yquem 1967.
Ces vins ont brillé au sommet de leur art sur la brillante cuisine de Valérie. L’heure avait tourné au-delà de nos appréciations. Malgré cela Lionel ouvre un Champagne Exquise Jacques Selosse non millésimé, pour nous remettre de nos émotions. J’avouerai sans honte que mon souvenir de ce champagne est imprécis. Ce qui restera gravé dans ma mémoire, en revanche, c’est l’extrême générosité de Lionel, la virtuosité de Valérie, et plusieurs vins d’une qualité exceptionnelle dont un Lafite 1928 éblouissant.