A quatre heures de l’après-midi, j’ouvre les vins du dîner de la Saint-Sylvestre. Le bouchon du Montrachet 1997 paraissait sain, mais le bas se brise en mille morceaux d’un liège léger et des petits morceaux restent dans le liquide, car je n’ai pas dans le sud des outils aussi performants qu’à Paris. Le Pape Clément 1982 d’un ami, au niveau entre mi-épaule et basse épaule n’est pas très glamour, mais l’oxygénation lente devrait le reconstituer. Tellement confiant en le Richebourg 1988 je n’ai pas senti le nez de bouchon que je découvrirai à table. Les autres vins s’ouvrent sans histoire.
Pendant l’après-midi la cuisine bruisse de préparations plus sophistiquées les unes que les autres dans la recherche de leur simplicité. A 20 heures précises notre groupe de huit est formé.
L’apéritif commence par des petites tranches de foie gras mi- cuit posées sur du pain aux céréales qui accompagnent le Champagne Lanson Red Label 1964 qui se présente dans la belle bouteille en forme de quille. Le bouchon est venu en deux morceaux car la torsion l’a cisaillé. Le champagne est d’un bel or acajou clair, la bulle est active. Ce champagne est une explosion de fruits exotiques. Il projette ses complexités comme en un feu d’artifice. C’est un champagne joyeux, dynamique et impressionnant par son fruit généreux et ces complexités innombrables. Une poutargue bien grasse n’apporte pas la continuité gustative qu’offre le foie gras.
L’ami qui a apporté le Champagne Exquise de Jacques Selosse souhaitait que son champagne apparaisse en second alors que l’inverse eût été préférable, car ce très joli champagne dégorgé en avril 2011 et dosé à 20 grammes, ce qui en fait un champagne presque doux, s’il apporte du plaisir, n’a pas les complexités du Lanson. Il est associé à des tranches de boudin blanc à la truffe et c’est un véritable régal. Ce qui est curieux, c’est que ce champagne encore jeune a une couleur ambrée très proche de celle du Lanson, montrant une évolution qu’il ne devrait pas avoir tant il est jeune. Son goût est agréable et inhabituel du fait de son dosage. Nous l’avons aimé.
Selon la tradition j’ai préparé des charades introuvables pour que chacun essaie de repérer sa place autour de la table. C’est l’occasion de rires. J’avais pressenti que les deux champagnes ne seraient plus en piste à la fin de l’apéritif, aussi pour le premier plat au caviar, je vais vite ouvrir un Champagne Salon 1997. Il est d’une couleur très claire. Le nez est superbe et la bulle active. Ce champagne depuis quelque temps est dans un état de grâce absolu. Il est d’une vivacité extrême, tranchant mais aussi très noble. Sur chaque assiette il y a neuf tranches de coquilles Saint-Jacques crues surmontées de caviar osciètre prestige Kaviari et un petit monticule de caviar à manger seul. Qu’y a-t-il de plus grand que l’accord du sucré de la coquille avec le salé du caviar ? Cet accord est divin et le champagne est idéal pour sceller cette union. Le caviar seul est évidemment plus salin et excite le palais. Le Salon 1997 s’adapte et montre sa grandeur. Il a révélé toutes les nuances iodées du plat.
Le plat suivant est de coquilles Saint-Jacques juste poêlées qui accompagnent un Montrachet Louis Jadot 1997. Le vin est servi beaucoup trop froid aussi nous aurons du mal à en profiter pleinement. Le vin s’épanouira quand même un peu et montrera qu’il a la fierté des montrachets. C’est un vin riche et complexe, solaire, formant un accord naturel avec les délicieuses coquilles, cuites à la perfection, à la seconde près.
Pour les suprêmes de pigeon, j’ai prévu deux vins. Le Château Pape Clément 1982 est d’une densité extrême. Il est truffe, il est charbon, avec une structure forte. Il se boit bien et l’accord se trouve, de bonne mâche.
Le Richebourg Anne Gros 1988 hélas est bouchonné. On cherche à lire entre les lignes et à retrouver l’âme de ce richebourg raffiné, mais quelle que soit notre ouverture d’esprit, le fait est là, le goût de bouchon tue le plaisir. La chair des pigeons est magnifique et la cuisson parfaite. Tous les plats jusqu’à présent sont fondés sur la qualité des produits.
Notre ami boucher, partenaire de belles agapes nous avait réservé une belle pièce de bœuf Wagyu qui a été cuite selon ses instructions données au téléphone. La viande est magnifique. Le Vega Sicilia Unico 1969 est d’une couleur très foncée et jeune. Le parfum est intense et lui aussi très jeune. En bouche ce vin est exceptionnel. Il a la vivacité habituelle des Vega Sicilia mais il y ajoute cette cohérence de saveurs que donne l’âge. C’est un vin majestueux. Et l’accord est d’une pertinence absolue, comme si viande et vin étaient fait l’un pour l’autre. Ce vin espagnol est exceptionnel ce que confirmeront les votes. La décennie des années 60 est une des plus glorieuses pour ce vin qu’on appelle parfois « la Romanée Conti d’Espagne ».
Il y a une telle profusion de fromages dont un imposant saint-nectaire apporté par des amis que j’ouvre vite un vin non prévu au programme initial, un Vega Sicilia Unico 2005. Et c’est amusant de pouvoir goûter ces deux vins, le 1969 et le 2005, qui se complètent plus qu’ils ne rivalisent. Le 2005 est un cheval fou de jeunesse, avec cette fraîcheur mentholée dans le finale qui est si caractéristique, mais il sait se montrer respectueux de son aîné beaucoup plus complet et intégré.
Une fois de plus nous vérifions que le Vega Sicilia Unico forme avec un camembert Jort un accord parfait. Avec le saint-nectaire, c’est un bonheur complet.
Le stilton est servi maintenant, seul en piste, pour accueillir le Riesling Famille Hugel Vendanges Tardives, Sélection de Grains Nobles 1976. Une amitié profonde s’était forgée entre le regretté Jean Hugel et moi. Jean me confiait souvent que sa grande fierté était d’avoir réussi les vins de 1976. J’en avais donc acquis sur la foi de ses confidences et le vin que nous buvons est absolument exceptionnel. Il est doux, mais on le sent plutôt sec que doux, il a une acidité merveilleuse, et c’est un immense bouquet de saveurs raffinées. Je suis aux anges et j’ai évidemment une pensée émue pour ce grand vigneron. Le stilton est un des meilleurs que j’aie mangés, avec un gras noble. La combinaison est superbe et l’émotion est grande. La finesse de ce riesling m’a impressionné et mon vote le confirmera.
La mousse au chocolat accompagne (ou est-ce l’inverse ?) un Maury des Vignerons de Maury 1947. Ce vin doux qui titre 16° est d’une fraîcheur rare. Il est riche, mais fluide, et même subtil. L’accord est d’une évidence indiscutable. En le buvant, on a un goût de chocolat qui appelle le dessert.
Ce dîner ayant été organisé comme l’un de mes dîners de wine-dinners, nous votons pour les quatre meilleurs vins parmi les dix servis. Nous sommes sept à voter. Trois vins ont eu des votes de premier, le Vega 1969 quatre fois, le Riesling Hugel 1976 deux fois et le Vega 2005 une fois.
Le vote du consensus serait : 1 – Vega Sicilia Unico 1969, 2 – Riesling Hugel Sélection de Grains Nobles 1976, 3 – Vega Sicilia Unico 2005, 4 – Champagne Lanson 1964, 5 – Champagne Exquise Jacques Selosse.
Mon vote est : 1 – Riesling Hugel Sélection de Grains Nobles 1976, 2 – Champagne Lanson 1964, 3 – Vega Sicilia Unico 1969, 4 – Maury 1947.
La cuisine fondée essentiellement sur le produit majeur du plat est idéale pour les vins. Caviar, coquilles, pigeons, Wagyu, saint-nectaire, stilton, mis en valeur par eux-mêmes ou par la préparation et la cuisson ont été de la plus belle qualité. Le plat qui m’a le plus ému par sa délicatesse est celui des coquilles juste poêlées. Tout a été réuni pour que nous entrions dans une nouvelle année et une nouvelle décennie dans une atmosphère chaleureuse, amicale, de belle gastronomie.