L’Académie du Vin de France tient son assemblée annuelle ainsi que son dîner de gala au restaurant Laurent, siège de l’académie. Certaines années, les membres présents organisent une sorte de Paulée, permettant à chacun de goûter leurs vins récents. Cette année, le premier étage du restaurant Laurent étant réservé pour un autre dîner de vins, nous nous retrouvons au rez-de-chaussée pour l’apéritif. On peut goûter sur des gougères et des toasts au poisson fumé le Champagne Laurent Perrier 1999 et le Champagne Pol Roger 1999, mais l’esprit n’est pas à les jauger. Il est plutôt aux retrouvailles entre membres et aux aimables échanges. Je n’ai donc pas comparé ces deux agréables champagnes qui se boivent sans souci.
Nous passons à table et je suis placé à celle d’Aubert de Villaine et son épouse Pamela. Autour de la table Pauline et Guillaume d’Angerville, Rosalind et Jacques Seysses, nouveau membre de l’académie, Bernard Pivot et sa fille Agnès accompagnée de son mari. L’ambiance est animée car jamais je n’avais remarqué un tel brouhaha dans la belle salle à manger, au point qu’il est presque impossible de parler avec d’autres personnes que ses voisins immédiats. J’ai de la chance car je suis placé entre Agnès et Bernard Pivot, dont l’analyse du monde de la culture et de la littérature me semble plus jeune et plus optimiste que la mienne. Il a sûrement raison, car son avis est plus autorisé que le mien. Le président Jean-Robert Pitte fait un dynamique discours introductif du dîner fondé sur la technique du ricochet : chaque digression entraîne une nouvelle digression. C’est une belle technique et un bel effet.
Le menu réalisé par Alain Pégouret que nous avons chaudement applaudi pour la réussite de ce soir est : carpaccio de bar mariné en vinaigrette citronnée, condiments / homard servi dans l’esprit d’une bourride, truffe blanche d’Alba / friands de pieds de porc croustillant, chicon moutardé / lièvre à la Royale cuisiné selon la recette du sénateur Couteaux, « fusilli » pour la sauce / chaource / tarte légère aux marrons et aux coings façon Mont-Blanc / café, mignardises et chocolat.
Nous commençons par un Côtes de Provence Château La Tour de l’Evêque blanc 2010 de Régine Sumeire. Le premier nez est très vert et le premier contact est d’une verdeur de pomme verte et de citron. Un tel vin me paraît difficile du fait de sa grande jeunesse, mais j’ai tort, car le plat lui donne un tel coup de fouet qu’il met en valeur son beau fruit, rond et joyeux. On constate que ce vin est remarquablement fait. Je l’aimerai plus lorsqu’il aura cinq à sept ans de plus, mais le plat a suscité un accord impressionnant, tout dans le fruit et les jeunes acidités.
Avec le Meursault Clos de la Barre Domaine des Comtes Lafon magnum 2004 on comprend mieux mes réticences en face de vins trop jeunes, car celui-ci est d’une sérénité gourmande impressionnante. Il y a un léger fumé, des fruits jaunes cuits, et une mâche généreuse. Avec le homard et la truffe blanche, le vin est à son aise, et c’est surtout avec la sauce que l’accord est trouvé, pendant que les narines succombent à l’invasion de la truffe généreuse. Le coup de génie, c’est d’avoir ajouté des petits copeaux de poireau, qui rafraîchissent les sensations langoureuses du homard et du vin.
Le grand choc, c’est le Château Thivin, cuvée Zaccharie Côte de Brouilly 2009 de Claude Geoffray, nouveau membre de l’académie. Le mot qui vient immédiatement à l’esprit est « généreux ». Le vin est joyeux, généreux, avec un poivre présent mais mesuré, un boisé délicat et un velouté charmant. Voilà de quoi raccommoder les amateurs avec le beaujolais, s’il en était besoin. Bernard Pivot qui produit un beaujolais est aux anges car le vin est une belle carte de visite de sa région. De plus, les pieds de porc, plat emblématique du restaurant, sont un faire-valoir de première grandeur pour le vin, car c’est d’un naturel total. Là aussi, l’endive sert d’adoucisseur pour garder la fraîcheur du palais.
Le Chateauneuf-du-Pape Château de Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1998 est le parfait notable de province. Le discours est clair, parfaitement rodé, et le vin est serein, conquérant comme un programme électoral auquel on croirait. Sérénité et solidité me semblent résumer ce vin au discours lisible et simple. Il a la force qui convient pour soutenir le choc d’un lièvre à la royale orthodoxe et fortement goûteux, mais dont la trace de genièvre et d’herbes est, de l’avis de mes voisins et moi-même, beaucoup trop prononcée. Cela n’empêche pas le vin de poursuivre son parcours très linéaire et gourmand, où j’ai reconnu, en soupçons, du café et du cacao.
Le Champagne Billecart-Salmon cuvée Nicolas François Billecart 1998 de François Roland Billecart est un beau champagne plein de fruits jaunes épanouis, mais son goût est influencé par le chaource très bien équilibré, c’est-à-dire pas trop fort malgré un bel affinage, avec lequel l’accord se trouve mieux qu’avec le vin du Rhône.
Lorsque je goûte le Gewurztraminer grand cru « Hengst » SGN domaine Zind-Humbrecht 2008 de Léonard Humbrecht, mon sourire est si épanoui qu’Aubert de Villaine me dit : « on voit bien que vous aimez les vins liquoreux ». Rien qu’en humant le vin, on s’émerveille de la capacité de grains de raisins à créer de telles merveilles. Car le parfum est capiteux, explosant de fragrances aux résonances infinies. En bouche le doucereux est délicat, car ce qui s’impose, c’est la fraîcheur d’un vin élégant, et sa subtile délicatesse. Il fallait bien cela pour se marier au dessert délicieux mais lourd en calories.
Les accords ont été particulièrement justes, la cuisine intelligente d’Alain Pégouret s’adaptant aux beaux vins des membres présents. Selon la tradition, Jacques Puisais a analysé les accords, poétisant en les décortiquant avec une imagination débordante. Les analogies féminines ont été moins nombreuses que d’habitude. Deux vins ont, pour moi, illuminé ce repas, le beaujolais d’une richesse et d’une gourmandise extrêmes, et le gewurztraminer à l’élégance rafraîchissante enjôleuse.
Nous avons continué à bavarder tant le plaisir d’être ensemble était palpable. Comme j’ai eu à affronter deux lièvres à la royale dans la même journée, mon oreiller a constaté que ma gravitation était un peu plus universelle que d’habitude. Demain, cap au sud, pour compenser ces abondances culinaires et viniques.
J’aime assez la continuité de couleur du bandeau du Côte de Brouilly avec les cyclamens du jardin du restaurant Laurent