Dîner de Noël. Occasion de donner un excès de cadeaux. L’attention des plus petits n’excède pas quatre secondes par cadeau. Les grands vérifient qu’il y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir, tant c’est le choix qui est gratifiant. C’est le même plaisir dans le choix des vins, car on veut faire plaisir à ses convives, tous de la plus proche famille.
Sur un excellent jambon espagnol gras et goûteux qui est une véritable gourmandise, j’ouvre un Malaga Vieux Phénix probablement 1890 / 1910 car il est contemporain d’autres alcools que j’ai achetés ensemble qui datent de ces années là, et aussi par tous les indices que j’ai recueillis à l’ouverture. Le bouchon colle aux parois et le tirebouchon réalise une sorte de carottage de liège décomposé et imbibé. Et en fond de bouteille la lie n’est pas solide mais quasi gélatineuse. Quel prodige que cet alcool. Des goûts de cerises noires, de pruneaux, mais aussi de café. Et surtout, comme à chaque fois, l’évidence que l’âge, en lissant les aspérités, donne un produit aux évocations plus riches de suavités nouvelles. L’alcool très sucré avec le gras du jambon donnait des plaisirs sensuels rares. Un peu moins avec des gougères, mais celles-ci apaisaient l’alcool de ce puissant Malaga.
Sur des coquilles Saint-Jacques crues et caviar Osciètre le champagne Salon 1985 m’envoûte. Je suis incapable de garder la moindre objectivité devant le talent de ce champagne qui correspond exactement à mon goût. Il est amusant que lors de la dégustation de Salon chez Legrand je rêvais de ce plat sur Salon 1966. Là je l’avais en « vrai » sur le beau Salon 1985 dont le vineux s’accordait merveilleusement avec le sucré de la coquille et la belle amertume à peine salée de l’Osciètre. Ce mariage devrait être un must. J’ai essayé avec un autre vin que j’avais ouvert : Château Chalon Bourdy 1958. Mais l’accord – possible – n’avait pas le brillant de l’accord avec le champagne : cela part bien, puis le final du vin prend trop le pas sur le plat. Il ne fallait pas insister. Sur un Chablis Premier Cru Vaucoupins Bichot 1988, c’est possible aussi, mais pourquoi insister quand l’accord pur est avec le Salon.
Sur un foie gras au poivre, bien dégraissé, posé sur une fine tranche de betterave rouge, accompagné d’une compote de poire et oignon confit, un Riesling Muenchberg Sélection de grains nobles Ostertag 1989 forme un accord parmi les plus brillants qui puissent s’imaginer. Le nez de ce vin est déjà un envoûtement tant il est expressif. En bouche, quel plaisir. Avec le foie gras bien typé et légèrement austère un couple se forme, de sensations gustatives du plus beau complément.
Le gigot à la purée de patate douce a-t-il cuit onze heures ou plus ? On dirait qu’il a cuit des mois tant il est fondant. Le Romanée Saint Vivant Gasquiel 1943 mérite qu’on raconte son ouverture. Niveau un peu bas, mais pas trop. Enprocédant lentement j’extrais le bouchon entier, légèrement imbibé et sain. L’odeur d’ouverture est celle de ventre de gibier. C’est l’odeur d’un sarcophage que l’on vient d’ouvrir. Je verse un peu de liquide sans en boire, juste pour suivre l’odeur. Pendant plus d’une heure elle aura gardé ce trait de gibier. Puis le gibier est parti. J’évoque cela pour rappeler que beaucoup de collectionneurs auraient éliminé ce vin à l’odeur désagréable alors que mon fils le classera premier de tous les vins de cette belle soirée. La patience est une condition essentielle de la dégustation des vins anciens. Arrivé sur table après au moins six heures d’oxygène ce vin a montré une séduction assez exceptionnelle. Des beaux signes de fruits, des amertumes très bourguignonnes, et un final magistral, fait d’alcool fort, de parchemin délicat, et de vineux poivré excitant. Avec le plat qui jouait le rôle de parfait faire-valoir, des sensations fortes. Mais le Clos de Vougeot Château de la Tour Morin Père & Fils 1929 n’avait pas l’intention de laisser la vedette au 1943. A l’ouverture j’avais pu aussi retirer un bouchon entier de belle texture, et ce vin au niveau un peu bas a eu tout de suite une odeur civilisée. Au moment du service, une belle couleur de vin jeune, sans signe d’âge et en bouche une densité extrême. Je suis tombé amoureux de ce vin là quand mon fils jouissait du 1943. J’avais une fois de plus la confirmation de l’extrême valeur des vins de 1929, car la structure très dense, la solidité, la jeunesse de ce Clos de Vougeot imposaient le respect. Puissant comme il faut, vineux et assez fruité, il comblait par la synthèse de plaisirs qui apparaissait à chaque gorgée. Ce n’est certainement pas mon meilleur 1929 car j’ai pu boire de vraies légendes que seule cette année peut révéler, mais c’est certainement un très grand 1929 qui définit assez bien un idéal que les vignerons bourguignons voudraient atteindre : sérénité, sensualité, fruit et amertume, et un final de pure séduction.
Sur un très bon Brie, l’acidité du 1943 me plaisait bien, mais le Salon s’excitait encore très bien sur ce goût. Le Château Chalon Jean Bourdy 1958 n’avait pas encore vraiment fait son entrée. Un Comté bien équilibré et pas trop typé allait lui permettre de prendre la place que ce vin mérite. Un vin jaune d’équilibre, intéressant car il avait gommé tout ce qui rebute normalement les convives qui ne connaissent pas la beauté des vins de cette région originale. On avait là un vin de belle synthèse, peu typé car peu agressif. Un blanc de pur plaisir à déguster lentement quand on sait ce qu’il veut dire.
Sur une tarte aux pommes plutôt naïve apparaît Yquem 1921. Cette bouteille est un blessé de guerre. Bouchon d’origine qui a noirci et a pris un enrobage gras, des fuites qui avaient fait baisser le niveau. Il y avait donc un risque. Pour la jeune génération qui avait accès pour la première fois à ce vin de pure légende, tout était plaisant. Pour moi qui ai bu ce vin plusieurs fois, l’œil critique aura noté ce qui suit : odeur irréprochable et caractéristique de 1921 qui est foncé comme un caramel. En bouche l’attaque est celle de 1921 : très Yquem car on croque mentalement le fruit de la grappe, et ce goût légèrement caramélisé. Mais le final vient un peu gâter la fête car il y a une amertume plus forte que ce que l’on devrait ressentir. Mes enfants ne se sont pas arrêtés à ces détails, goûtant avec gourmandise ce très bon Yquem.
Quelle difficulté que de voter pour des vins aussi disparates ! Voici mon vote : 1 – Clos de Vougeot 1929, en 2 – Riesling Ostertag 1989, en 3 – Malaga #1900 et en 4 – Romanée Saint Vivant 1943. C’est un vote un peu particulier, car ne pas inclure le merveilleux Salon 1985, le Château Chalon 1958 ou le Yquem 1921 n’est pas très défendable. Mais un vote sur des vins aussi différents est influencé par des milliers de petits faits.
Pour les accords, mon choix va vers le Salon avec coquille Saint-Jacques et caviar, quasi ex-aequo avec le Riesling et le foie gras. Mais le Malaga avec le jambon espagnol mérite aussi une mention.
Un repas de famille est l’occasion de choix plus osés que lors d’un repas de wine-dinners. La prise de risque conduit ainsi à de belles satisfactions. L’intérêt des fêtes de famille est aussi qu’il y a des lendemains. Ce qui permet de vérifier les jugements sur les vins. Confirmation de la valeur extrême de l’Ostertag encore puissant et envoûtant. Le Salon a gardé de la grâce pour accompagner le brillant caviar. Les deux rouges sont encore plus beaux. Le 1943 est devenu plus rond. Le 1929 confirme son ampleur. Tous les jugements flatteurs se confirment. Ce qui me comble d’aise, c’est que le Yquem 1921 a perdu l’amertume finale qui m’avait rebuté. Maintenant, chaque gorgée est un joli miel sans ombre. Une gratification. Un vrai cadeau de Noël. Car on a la profondeur du 1921. Du plomb. Des fruits confits. Le Yquem a retrouvé son âme. Et c’est un grand bonheur.