Ma femme m’a demandé d’acheter truffes et caviar pour les repas de Noël. Etant d’un naturel assez excessif, j’ai acquis à peu près dix fois plus que ce qu’elle attendait. Au-delà de la sévère réprimande que j’essuie, que faire de tout cela ? Au repas de midi du 24, où une partie de la famille des trois générations déjeune de façon frugale, il y a des brocolis. Je tranche de fins lamelles de truffe, et avec mon gendre, nous entamons le "stock". La truffe a un parfum intense, et avec le brocoli tiède, la truffe se positionne bien.
A 16heures, je descends en cave avec mon gendre pour choisir parmi les vins que j’ai sélectionnés pour ces deux jours. Mon gendre regarde et son œil est attiré par un Champagne Krug Grande Cuvée en 1/2 bouteille des années entre 83 et 95, car son étiquette, qui a évolué au fil des ans, permet de le dater dans cette période. Il la prend en mains et je lui dis : "allez, on se fait notre petit quatre heures".
Nous remontons, j’ouvre une boîte de caviar, et, chacun armé d’une cuiller en nacre, nous mangeons goulûment un caviar spéciale réserve Alverta qui est un osciètre royal. A noter que cette mention finale que j’ai trouvée sur internet n’est pas marquée sur la boîte. Est-ce cela, je ne sais. Le caviar est superbe par son gras et surtout par sa longueur inextinguible. Le sel est remarquablement dosé.
Le champagne montre un bouchon sur lequel est marqué " For U.S. export". La couleur est d’un ambre gris, la bulle est faible et le nez est riche et profond. En bouche le champagne, bien que peu dosé, donne, du fait de l’âge, une onctuosité exceptionnelle. Mon gendre adore ces champagnes à la maturité avancée, qui déclinent d’innombrables parfums. On dirait un panier de fruits rouges, jaunes et orange, longuement exposés au soleil, qui exhalent des parfums chauds. Le fait de boire ce champagne avec ce caviar est un luxe dont nous jouissons. L’accord est poli, mais il faudrait un champagne plus jeune pour accrocher avec le caviar. Cela ne diminue pas le plaisir.
Les petits-enfants s’amusent. Vers 18 heures, la plus jeune de mes filles a faim. Ma femme lui propose de croquer un fruit. Je lui propose de lui ouvrir un caviar. Elle me regarde d’un œil étonné et je lui dis : "lequel de tes deux parents préfères-tu ?". Elle prend le caviar. Je n’en tire pas de conclusion. C’est un Caviar Shassetra provenant d’esturgeons Shrenki. Ma science s’arrête là. Les grains sont plus déliés et gris clair. Ce caviar est plus précis mais moins gras et moins profond que le précédent. Pour un petit casse-croûte avant le dîner, ça va.
Les petits enfants dînent en premier. Ils s’émerveillent des cadeaux qui leur sont faits. Lorsque leur excitation est retombée démarre notre apéritif. La bouteille du champagne Charles Heidsieck Royal 1962 a une forme d’une rare élégance. L’étiquette est d’un vieil or, comme des bouteilles de rhums du 19ème siècle. Le bouchon fait pschitt à l’ouverture. La couleur du champagne est d’un ambre soutenu. Le nez est plaisant et joyeux. En bouche c’est surtout le citron, l’orange et la clémentine qui envahissent le palais. Le champagne est très fruité, surtout d’agrumes, et le citron est l’évocation de l’acidité bien maîtrisée. Sur le foie gras que l’on tartine avec gourmandise, l’accord est parfait. La question se pose : est-ce que le champagne qui va suivre sera aussi bon ?
Le deuxième champagne d’apéritif est le Champagne Comtes de Champagne Blanc de Blancs Taittinger 1966. Alors qu’il y a des couleurs et des odeurs très proches, ce champagne est totalement différent. Il a moins de fruit et moins de citron mais il a une complexité et une assise qui le placent en tête. Il est charmant mais aussi viril. Il s’impose. Sur la poutargue, très nettement meilleure que celle que nous achetons dans le sud, l’accord est plaisant, car il donne une coloration iodée au champagne. Arrivent alors quelques langoustines juste poêlées qui exacerbent la délicatesse du champagne. Mais c’est avec le corail des coquilles Saint-Jacques que l’accord est absolument grand. La sérénité des coraux et la sérénité du champagne se répondent dans une symbiose rare. Deux nouvelles assiettes de gambas et de langoustines permettent de faire le tour de la flexibilité gastronomique du Taittinger 1966. C’est un très grand champagne qui justifie l’amour que nous portons aux champagnes évolués.
Nous passons à table pour trouver une association étrange : des langoustines crues avec du filet de veau. Cette recette, puisée dans l’arsenal de Christian Le Squer, le chef du restaurant Ledoyen va accueillir un Montrachet Marc Rougeot-Dupin 1994. Sur l’étiquette il y a marqué "Le Montrachet" et je ne sais toujours pas pourquoi, pour certains vins, on ajoute l’article. Par ailleurs, la contre-étiquette dit : "récolte 1994, mise en bouteille par Marc Rougeot-Dupin". Est-ce possible que l’implication de Marc Rougeot-Dupin ne soit que la mise en bouteille ? Le vin est d’une rare précision. Sa structure est très belle, le fruit est gris jaune, et l’on sent que c’est un Montrachet subtil. Il n’a pas la puissance envahissante de certains Montrachet, mais il faut dire que le plat a tendance à le rétrécir, à jouer plus sur sa distinction que sur son opulence. J’adore ce Montrachet qui joue de son élégance et n’en fait pas trop.
Il est associé à des coquilles Saint-Jacques crues recouvertes des caviars des deux boîtes que j’avais ouvertes pour les casse-croûtes d’avant repas. L’association coquille et caviar est d’une suavité extrême. C’est presque orgasmique. Le Montrachet réagit bien, mais n’arrive pas à se départir de sa rigidité. On sent bien que ce plat appellerait un champagne, et par exemple un Dom Pérignon, qui convient toujours sur ce plat.
Les filets de rougets aux pommes de terre violettes, des Vitelottes noires, s’accordent très bien avec le Montrachet du fait de la cuisson. Il se trouve que j’ai ouvert pour ma fille qui ne boit que du rouge un Château Trotanoy 1973. Le niveau dans la bouteille était dans le goulot et ce vin que j’ai depuis plus de trente ans en cave méritait un essai, malgré une année peu engageante. Lorsque je verse le vin, la couleur est étonnante de jeunesse. Le nez est pur, et quand on boit ce vin, on est obligé de constater qu’il n’y a pas l’ombre d’une faiblesse que l’on pourrait imputer au millésime. Tout dans ce pomerol est d’une joie de vivre et d’une puissance de grand millésime. C’est un étonnement qui montre une fois de plus qu’après un certain stade de vieillissement, les caractéristiques de faiblesse de certains millésimes peuvent ne plus exister. Et il faut se précipiter à toute vitesse vers l’accord pomerol et rouget, car il est sans commune mesure avec l’accord provoqué par le montrachet. Nous sommes aux anges car le "théorème" rouget – pomerol est une fois de plus démontré. C’est même renversant de bonheur.
Pour le dessert qui est des pamplemousses roses à la gelée d’agar-agar, j’ouvre une bouteille de sauternes ancien qui ressemble comme une sœur à la bouteille d’Yquem 1874 que j’avais ouverte récemment. Elle n’a pas d’étiquette, et la capsule permet de lire sans ambiguïté Filhot. Le bouchon est très ancien et l’on voit des traces d’écriture, mais il est impossible de lire le millésime. Comme le verre de la bouteille est soufflé avec des bulles dans le verre, ce qui montre un âge certain, et comme la couleur est très proche de l’ancien Yquem, ce Filhot pourrait être d’une année comprise entre 1875 et 1905 (pour fixer des bornes). Je l’appellerai Château Filhot 1885. Comme cela arrive très souvent, le vin qui dans la bouteille a une couleur caramel devient d’un or soutenu et radieux dans le verre. Le nez est discret et en bouche, je reconnais les saveurs qui m’avaient enchanté des Filhot 1858 et 1869 que j’ai eu la chance de boire. Alors que le 1869 était opulent et vraiment liquoreux, le 1885 de ce jour, comme le 1858 de naguère, a perdu son sucre. Mais ce qu’il a gardé est d’une sensibilité qui m’enchante. Comme le pamplemousse est assez acide, l’accord se trouve bien avec ce sauternes profond, au goût devenu sec, d’une longueur qui me ravit et d’une finesse de discours qui ajoute à mon enchantement.
Mon gendre a du mal à comprendre ce vin et je peux le comprendre. L’habitude plus grande des sauternes très anciens qui ont mangé leur sucre me permet de goûter la grande pureté de ce vin qui n’a pas dévié, sauf d’avoir évolué vers le statut de sauternes sec. Les redoutables madeleines au miel de châtaignier faites avec la recette de Pascal Barbot, le chef du restaurant Astrance, et des arlettes parachèvent de leurs délices les joies de ce repas.
Le point final sera donné par une Tarragone des Pères Chartreux du début du siècle dont je me demande aussi pourquoi le nom sur l’étiquette est "Une Tarragone". L’usage de l’article est surprenant. Ce qui ne l’est pas, c’est la puissance aromatique infinie de cette liqueur aux myriades de fleurs des champs.
Dans l’ordre des saveurs, si la Tarragone est hors concours, et de loin, je mets en premier le Filhot 1885 suivi du Taittinger 1966, alors que selon mes filles et mes gendres, la palme reviendra au Trotanoy 1973 ou au Taittinger 1966.
Ce repas de Noël où manquaient mon fils et sa famille qui vivent outre-Atlantique aura été un dîner de grand raffinement.