Dans ma vie de collectionneur de vins anciens, il y a quelques moments qui comptent plus que tout. Depuis une quinzaine d’années on m’avait parlé de Bern’s Steak House à Tampa qui a la plus belle cave au monde. Je brûlais d’envie d’y aller, mais prendre sur mon emploi du temps pour aller à Tampa ne me semblait pas possible. Et le sort voulut que mon fils s’installe à Miami. Ignorer Tampa devenait impossible. François Mauss avait raconté son dîner avec Lafite 1881. De quoi exciter encore plus mon envie.
Le jour vient. Nous quittons Miami en voiture, mon fils et moi, traversant les Everglades où les échassiers les plus beaux sont plus nombreux que les pigeons à Paris. Sur les vastes autoroutes, le gigantisme automobile est de rigueur, la palme revenant à un camion impressionnant comme celui du film « le duel » de Spielberg, qui ne transporte qu’un canapé tenu par des élingues. La débauche écologique est spectaculaire.
Tampa est une ville impersonnelle faite pour des êtres aussi impersonnels qui peuplent les congrès qui n’ont aucun intérêt. Notre hôtel, le Westin, est l’exemple absolu de la froideur. L’idée qu’un client puisse exister derrière un numéro de chambre n’est sans doute jamais venue aux concepteurs de cette immense machine.
Nous avons prévu de nous rendre vers 17h30 au restaurant pour choisir les vins que nous boirons ce soir. Nous attendons longtemps Brad Dixon le sommelier du lieu et nous consultons avec lui la carte des vins, dans les directions que nous donnons. Je suis frappé de voir à quel point la carte des vins très anciens est chiche, car dans beaucoup de domaines, j’ai beaucoup plus de vins, et Brad nous explique que la cave est pillée en permanence par des amateurs, au point que le chiffre d’affaires de vins atteint entre six et huit millions de dollars par an. Brad me dit : « pourquoi n’êtes vous pas venu il y a quelques années ! ». Et il explique la pénurie actuelle par la politique tarifaire voulue par le fondateur, qui rend des vins rares accessibles à beaucoup d’amateurs.
Malgré cela, il reste beaucoup de belles idées à explorer. Alors que j’aurais aimé que l’on ouvre vite des bouteilles que nous aurions choisies, Brad nous suggère d’aller nous changer à nôtre hôtel et de revenir dès que nous pourrions pour que nous choisissions dans la sélection qu’il aura faite à partir de nos idées, plus ce qu’il rajouterait, car il a besoin de temps pour rassembler tout cela.
Notre table étant retenue pour 19h30, nous sommes là à 18h40, avec l’espoir que l’on ouvre vite nos bouteilles. Mais Brad n’est pas disponible, et quand il l’est il nous fait visiter la cave du restaurant. Nous longeons la cuisine gigantesque et pénétrons dans une cave conçue il y a de nombreuses années où chaque bouteille a une case et un numéro. La cave ne fait « que » cent mille bouteilles, car la « vraie » cave, qui a pu contenir de l’ordre d’un million de bouteilles et en fait aujourd’hui la moitié est dans un immeuble voisin. Brad nous explique l’histoire et nous conduit à un endroit où il a fait une sélection. Pour mirer les bouteilles dans cette pièce aussi sombre, c’est un sport difficile. Un Pichon Baron 1890 me plairait beaucoup, mais le vin fait clairet en mirant avec des lampes incertaines. Des Pape Clément 1926 sont en dessous de toute vidange. Plusieurs bouteilles sont peu engageantes.
Compte tenu de la pénombre qui règne en cave, je choisis six bouteilles en demandant qu’on me les présente en salle pour que je retienne les trois que nous boirons. Lorsque nous sommes installés dans une salle horriblement chaude, je me fie à mon intuition et le Clos de Vougeot Meunier 1918 au niveau très bas, que beaucoup ignoreraient, me plait. Elle a le niveau bas, il y a du dépôt qui colle au verre, mais je crois en elle. Il y a une Lafite 1906 très belle, mais j’ai des Lafite de ces époques. Aussi, mon choix se porte sur un Langoa Barton 1893 et un Durfort 1895, essentiellement parce que la probabilité que je trouve un jour ces bouteilles est proche de zéro.
Nous attendons encore que Brad se libère pour ouvrir les vins. Inutile de dire que je suis nerveux quand quelqu’un d’autre que moi ouvre les bouteilles. Il prend la première et massacre tout. Dans le temple du vin ancien, sa méthode a tout d’un amateur. Je l’aide à extirper les restes qui menacent de tomber dans le vin et je prends en charge l’ouverture des deux autres. Je dois à la vérité de dire que le comportement de Brad a été exemplaire, car plus d’un sommelier aurait rouspété qu’un client se mette à vouloir donner des leçons à des professionnels. Tout au long de ce voyage, Brad a montré une intelligence de la situation exemplaire.
Je sens chaque vin et je suis assez impressionné, car chaque parfum évoque du fruit. Il y a de la vie dans chacun de ces nez.
Il fait tellement chaud dans la pièce que je fais verser un verre de chaque vin à mon fils et à moi, en demandant que le reste des bouteilles soit stocké au frais en cave.
Nous avons commandé une pièce de veau qui arrive dix fois plus copieuse qu’espéré, et des pièces de bœuf. Le seul accompagnement sera une pomme de terre en robe des champs et des frites. Car il ne faut aucune déviation gustative pour nos vins. Mon chateaubriand vieilli plus de quatre semaines est d’une délicatesse fondante. Un régal, idéal pour les vins.
Le Clos Vougeot Meunier 1918 a un nez qui évoque les fruits rouges, avec une grande précision. La couleur est d’un rouge d’un sang clair, sans trace de tuilé, ce qui sera le cas pour les autres vins. Ce vin est joyeux, riche de fruit, d’une précision extrême. Il est éblouissant. J’avais peur au début que du fait de son niveau bas et de son ouverture tardive, il s’estompe vite, mais il n’a jamais baissé d’intensité. Il a même développé des goûts inouïs, où l’on retrouve aussi bien les fruits rouges que le café, le moka et le cacao. Un vin immense, le plus grand de la soirée.
Le match entre les deux bordeaux aura été incertain pendant toute la soirée.
Le Château Langoa-Barton 1893 a une couleur magnifique. Son nez aura beaucoup changé. Très pur au début, il serait allé vers le gibier, mais s’est repris pour revenir vers une grande pureté. Une acidité de départ s’est fondue, et le vin a pris du corps et de la profondeur. Puis il a montré des signes de fatigue, et en fin de repas, il a repris son fruit.
Le Château Durfort 1895 a une couleur encore plus intense dans la jeunesse pure. Un rubis. Le nez est au début plus imparfait et c’est le troisième des trois. Mais il va jouer au yoyo avec le Langoa-Barton, le devançant ou étant devancé par lui. Je pense qu’au final, ce fut lui le plus racé des deux, à la trace profonde d’un vin au fruit prononcé.
Au final je classerai ainsi : 1 – Clos Vougeot Meunier 1918, 2 – Château Durfort 1895, 3 – Château Langoa-Barton 1893, mais les deux bordeaux se sont volé leurs places tout au long de la dégustation.
Pendant le repas, j’ai été pris par une folle excitation, fondée sur les éléments suivants : imaginer que nous allons à la cave la plus grande au monde et constater que j’ai plus de vins anciens que cette cave, ça donne le vertige. Voir que chez le spécialiste des vins anciens, on utilise une méthode d’ouverture qui va maintenant s’inspirer de la mienne, vu ce que j’ai vu, ça pose des questions. Avoir choisi trois vins dans un panel incertain et constater que les trois sont bonnes, ça me pousserait normalement à penser que j’ai du nez. Enfin, ouvrir de tels trésors avec mon fils, c’est un plaisir incommensurable.
J’ai demandé à Brad de venir avec trois verres pour qu’il trinque avec nous sur chaque vin. Il n’en revenait pas que les trois puissent être aussi bons.
Ce soir, ce dîner avec mon fils, dans la Mecque du vin, avec trois vins que j’ai choisis et qui ont brillé, c’est une grosse pierre blanche dans mon parcours d’amoureux du vin.
Je l’ai voulu et ce fut réussi. Je suis heureux.
Quelques compléments d’ambiance. Le local de Bern’s, vu de l’extérieur, ne paie pas de mine, il est indéfinissable. Ce que l’on voit le plus, ce sont les voituriers, avec leur tarif écrit en grand. Lorsqu’on passe la porte pour s’annoncer au comptoir où attend une foule très dense, on est saisi par la décoration. Tout l’or du monde se retrouve dans ce décor de théâtre. Les escaliers et une mezzanine ont des balustres dorés, les lourds lustres sont dorés, les fauteuils qui sont plutôt des trônes sont dorés. Tout est en stuc doré. Le plafond étant très haut, les tableaux et portraits de famille s’étagent en plusieurs couches. La simplicité n’est pas à l’ordre du jour. Le restaurant ne fait pas de déjeuner. A 17h30, je pensais que nous serions seuls, en avance sur le service. Or en fait, le restaurant est plein – cela se compte en centaines de couverts – et les arrivées se succèdent à un rythme fou.
Le service virevolte et la cuisine que j’ai aperçue lors de ma visite de cave est immense. Probablement plus de trois cents mètres carrés. Dans la partie de la ville où se trouve le restaurant, il y a de nombreuses villas anciennes, datant probablement d’une cinquantaine d’années. Et au dessus des portes, nous avons vu que le drapeau américain est flanqué du drapeau noir des pirates. Y a-t-il une fête qui se célèbre, je ne sais pas. Toujours est-il que dans notre salle de restaurant, l’une des plus petites, qui compte cinq ou six tables, l’une d’elles, de trois hommes et d’une femme d’une cinquantaine d’années qui riait fort est minaudait comme une gamine, était déguisée en pirates.
Le lendemain, notre retour vers Miami nous à fait passer par Saint-Pétersbourg et par Naples. Les homonymies sont amusantes. Faisant un détour par Saint Pete Beach, nous longeons des hôtels qui tous évoquent par leurs noms ou leurs enseignes les dauphins. Nous nous arrêtons pour aller regarder la mer sur une magnifique plage de sable fin. Je scrute les flots et je demande à mon fils de regarder. A moins de deux cents mètres plusieurs dauphins ont sauté devant nous, avec cette grâce ondulante et synchronisée. Cette vision est ravissante.
l’entrée du Bern’s Steak House
une autre vue de l’entrée sur le site du restaurant
la cave du restaurant
apparemment, les viandes sont stockées comme les bouteilles !
les bouteilles proposées que nous avons écartées (les Pape Clément 1926 en vidange n’ont pas été photographiées)
notre salle à manger parmi de nombreuses salles
Brad notre sommelier
le choix proposé sur table entre six
le choix
sur la photo de droite et à droite, on aperçoit la femme des pirates
l’ouverture des vins sous l’oeil intéressé et attentif de Brad
les photos ne rendent pas assez bien la vivacité des couleurs des vins
j’ai l’air assez heureux, et les couleurs de la photo de gauche sont les plus réalistes
avec mon fils
les plats
les pirates