Il avait été prévu que le voyage des américains se termine par un dîner « à la façon » de wine-dinners. Les discussions de mise au point ayant changé plusieurs fois, le nombre de participants changeant souvent lui aussi, le dîner eut lieu le jour prévu mais seulement pour une table de huit, comptant deux américains, un canadien et cinq français.
La Grande Cascade, un samedi, a toujours un air de fête. Les communions, les mariages, les célébrations familiales vissent les convives à leur siège tard dans l’après-midi. On vient donc me voir ouvrir les bouteilles avec les commentaires de circonstance : « c’est pour nous ? » ou « on peut goûter ? ». L’odeur du Haut-Brion blanc 49 ainsi que celle du Pétrus 64 sont extrêmement distinguées, celle du La Gaffelière 53 est toute de sensualité. J’avais peur du Yquem 40 à la couleur un peu grise, mais son odeur est épanouie. Tout se présente bien. Avant le repas je vais faire visiter ma cave principale aux amis américains, et comme il est d’usage, je prélève une bouteille qui sera rajoutée au dîner. Comme ces américains, grands collectionneurs, sont très attirés par les vins de grand prestige, je jette mon dévolu sur une Clairette de Die en annonçant la couleur : c’est sans doute l’une des bouteilles les moins chères de ma cave.
Voici le menu composé par Richard Mebkhout, avec qui j’eus le plaisir d’en bavarder à sa conception : Gressins de jambon Serrano, allumettes au parmesan / Pâté en croûte comme à Vieu, recette de Lucien Tendret 1892 / Turbot laqué au jus de volaille, pommes de terre rattes / Suprême de pigeonneau rôti, la cuisse confite / Laitue, petits pois et lard croustillant / Tian d’oranges et pamplemousses / Madeleines et macarons réglisse.
A l’ouverture du bouchon, la Clairette de Die, méthode champenoise, annonce un âge entre vingt et quarante ans. Baptisons la de 1970. Sa couleur est de miel, son nez est sucré car c’est un demi-sec. En bouche, c’est délicieusement agréable, les notes de coing, de toasté, de légèrement madérisé formant un goût très excitant. Le buveur d’étiquette a du mal à se positionner face à ce vin : faut-il accepter une union morganatique entre une bulle qui devrait être champenoise et une région qui ne l’est pas ? Je ne fus pas le seul à adorer ce pétillant puisqu’un convive lui accorda même un vote dans son quarté, alors que la concurrence était rude. Vous allez voir pourquoi.
Le champagne Salon « S » 1988 est toujours aussi plaisant, cette bouteille étant légèrement plus fermée que d’autres. A noter un écart de puissance certain à l’avantage du Krug 1988 bu au château Margaux. On ne se lasse pas du plaisir de ce champagne Salon à la forte personnalité.
Une bouteille immense apportée par mon ami américain affiche une particulière distinction. Le Haut-Brion blanc 1949 en magnum est une pièce rare. N’allez pas croire que j’avais répondu à sa générosité par la Clairette de Die que j’avais prélevée en cave lorsque cet ami et son fils vinrent la visiter. C’est plus tard que la réciprocité se montra. Le vin est immense. Il y a toute la palette de ce qui fait la grandeur de ce blanc, comme le 1999 bu au château Haut-Brion l’avait brillamment indiqué. Ici, en plus, l’âge magnifie le vin qui est une fanfare de goûts citronnés mêlés à du gras intense. Il n’y a pas beaucoup de blancs qui comme lui peuvent imposer un tel respect. Avec le pâté en croûte, une merveille.
Le magnum de Pétrus 1964 au niveau parfait est loin de se laisser impressionner par ce blanc de légende. C’est un très grand Pétrus. Une complexité extrême, mariée à une simplicité rare. Il y a des Pétrus qui se présentent comme des énigmes. Pas celui-ci. Il se laisse approcher. Rien n’est abscons. Mais quand on creuse un peu, on comprend comme le message peut être mystérieux et multiforme. La trame est dense, l’imprégnation profonde. Ce vin souvent strict est ce soir joyeux, sincère, épanoui.
Ce qui est passionnant, c’est que le La Gaffelière Naudes en magnum 1953, immense réussite de cette propriété, complète parfaitement le tableau formé par le Haut-Brion blanc et le Pétrus. Tout en lui est joyeux. La densité n’est pas celle du Pétrus mais le plaisir, la joie de vivre sont du bonheur en bouche. C’est chaleureux, presque comme un bourgogne qui chante. Ce vin est grand, plaisant, heureux d’être avec nous.
Le Yquem 1940, malgré sa couleur grisée et une lie grise, ce qui est rare pour Yquem, a un nez fort délicat. C’est indéniablement un nez d’Yquem. Son bouchon date de 1989. En bouche, c’est typiquement le Yquem des années 30, où la sécheresse, la sobriété prédominent, signe qu’à l’époque on ne poussait pas vers le sucré. On avait en cette année d’autres préoccupations. Tel qu’il se présente, il est très bon, beaucoup plus énigmatique que le Pétrus, et cette surprise plait beaucoup à mes convives.
La réciprocité à mon ami américain est maintenant sur la table et j’ai voulu pour une fois l’ouvrir à cet instant, pour qu’on découvre la première odeur de mon vin fétiche. Il s’agit d’un vin de Chypre 1845. Il est éblouissant. Il a un peu moins de pesanteur que celui du 50ème dîner de wine-dinners. La bouteille, plus ventrue, plus jolie, n’a pas la moindre lie (à peine). C’est un nectar, c’est un élixir, c’est un parfum. Il est évident que j’ai perdu toute objectivité à propos de ce vin car il est comme mon enfant. Mais je ne vois pas ce qui pourrait égaler sa perfection et sa persistance aromatique infinie. Il sent délicatement la réglisse, il est onctueux, il surfe sur les délicieux macarons à la réglisse. On conçoit aisément que l’on pourrait oser des combinaisons culinaires diaboliques avec ce vin là, comme le fit Guy Savoy il y a quelques années maintenant.
On vota. Il est très rare qu’un convive ait strictement le même vote que moi, dans le même ordre. Et voilà qu’un jeune américain de 14 ans, petit bonhomme avec lequel son père joue un jeu dangereux en le propulsant aussi jeune à des niveaux de vins et de consommation de vins qui ne sont pas de son âge, vota exactement comme moi. A-t-il de la maturité ou ai-je la fraîcheur d’un enfant ? Je vous laisse juge. Le plus récompensé de votes fut le Haut-Brion blanc 1949. La Clairette de Die eut un vote, ce qui me fait plaisir. Le vote de l’adolescent américain qui buvait comme un homme et tirait sur des barreaux de chaise fut : en un Chypre 1845, en 2 Haut-Brion blanc 1949, en 3 Pétrus 1964 et en 4 Château La Gaffelière- Naudes 1953.
Le service du personnel de la Grande Cascade fut exemplaire et les accords rares. Le lieu a la magie de la Belle Epoque, protégé par des arbres centenaires. Tout fut enjoué, riant. On peut l’être avec de tels vins.