Je dois organiser un dîner un peu particulier pour un ami puisqu’il est fondé sur ses vins. Ils représentent pour lui une haute valeur sentimentale. Il veut les partager avec des amis d’enfance dans des conditions idéales. Mon rôle devient celui « d’ouvreur préparateur» de ses pépites. Comme les ambitions de l’Académie, dont j’annoncerai prochainement les contours, sont de mettre en valeur le patrimoine des vins anciens, cet événement entre dans ses objectifs. Je ne peux qu’acquiescer. Le choix porte sur l’Ecu de France, car l’enthousiasme du jeune et bouillonnant chef me semble adapté. J’eus une écoute, une coopération de la part des équipes et une intelligence culinaire dignes de restaurants étoilés. L’oubli que fait le guide Michelin de simplement signaler cet endroit est à réparer tout de suite. Si la nouvelle génération des propriétaires veut viser une étoile, il y aura quelques améliorations à apporter, mais on sent qu’avec de la volonté, cet objectif pourrait ne pas être de l’utopie. Le moteur ne demande qu’à monter en régime.
L’ouverture des vins se fait comme à l’habitude, vers 17 heures. Christiane, fidèle lectrice de mes bulletins, veut me voir enfin à l’œuvre, mais la première bouteille ne me permet pas de faire une démonstration convaincante : le bouchon colle tellement à la paroi du Calon 1929 que je dois l’extirper morceau par morceau. Et le bas du bouchon étant fort imprégné, je ne peux empêcher des miettes de flotter sur le vin. Mes méthodes deviennent convaincantes pour le Fargues 1945, dont le bouchon menace de tomber. Je le sors intact. Aucune odeur n’est inamicale. Je n’ai pas de crainte.
Le Champagne Pommery cuvée Louise 1989 en magnum est fin, délicat, léger et primesautier. Un opportun sandwich débordant littéralement de douceurs complexes lui donne une densité et une expressivité nettement supérieures. Le champagne s’affirme, jouant d’un brio particulièrement plaisant.
C’est sur une inattendue mise en bouche qu’apparaît le Château Pichon-Lalande GCC Pauillac 1975 dont la jeunesse coquine et la rudesse sympathique trouvent avec la sauce légèrement crémeuse de coquilles Saint-Jacques de quoi s’extérioriser.
La brouillade d’œufs aux truffes avec une petite tartine de truffe incendie nos narines tant le tubercule s’enflamme. Le Château Calon, Montagne Saint Emilion 1964 surprend cette jeune assemblée par la complémentarité avec la brouillade, pas forcément indiquée a priori, pour bavarder avec lui. Il étonne aussi par sa jeunesse, l’accord forçant les commentaires d’émerveillement.
Sur un effeuillé de cabillaud épais légèrement ferme au jus de viande, le Château Beauséjour, 1er Grand Cru Classé de Saint-Emilion 1966 émeut par une odeur parmi les plus belles que l’on puisse trouver dans le bordelais. Mon ami y trouve des senteurs qui ne sont pas évidentes pour tous, tandis que je ressens ces odeurs veloutées que l’on décèle chez les grands bordeaux d’années telles que 1928. Sa jeunesse est évidente et ravit de fort jolies convives, mais la rondeur acquise présage, pour plus tard, une vieillesse longue et heureuse lorsque ce vin décidera de mûrir. La chair du cabillaud lui va bien tandis qu’un poivre insistant brouille un peu le message.
Un fort goûteux pigeonneau rôti à la réglisse et au foie gras, avec des miettes de fruits secs, est le plat idéal pour deux des phares de ce repas. Le Château Calon Montagne Saint Emilion 1929 a un nez assez poussiéreux. Un léger soupçon de bouchon altère le plaisir mais pas longtemps. Le vin n’a pas la flamboyance d’un 1929 mais son charme, sa discrète distinction en font un compagnon charmant. Le Château Corbin Michotte, 1er Cru Classé de Saint-Emilion 1926 me remémore les vins les plus brillants de 1926 dont le sublimissime Haut-Brion. D’une odeur intense, épanouie, d’une couleur d’un rubis évoquant les plus fringants des jeunes vins de dix ans à peine, il marque la bouche d’une empreinte impressionnante d’accomplissement serein. C’est le vin qu’on aimerait boire toujours dans cet état, sûr de lui et dominateur. Le 1926 a capté le goût du pigeon et s’exprime comme lui, parlant sa langue, opulente et charnue.
Au fromage, on finit quelques verres encore remplis ou l’on est servi à nouveau de champagne, avant qu’arrive une des stars de la soirée. La salade d’oranges et pamplemousses forme un dessert un peu complexe qu’il faudrait épurer de quelques fioritures, mais dont certains composants à l’agrume mettent en valeur un Château de Fargues 1945 éblouissant. Une couleur d’ambre intense, une odeur plutôt discrète d’un sauternes aux accents arides. Cela tranche avec le palais qui parade, flamboyant, dense, d’une longueur infinie.
Un armagnac centenaire du père ou du grand-père de l’initiateur de l’événement présente dans une bouteille alléchante un liquide de l’or le plus beau. Hélas l’alcool a perdu son charme, n’offrant qu’un goût limité et poussiéreux. La bouteille est amusante, car il y a un lion rouge sur l’étiquette qui ressemble comme un frère au lion rouge du Sauternes 1929 dont la photo figure sur le bulletin 126. Et le nom de famille des distillateurs propriétaires est Suffran. Ce qui, par une assimilation phonique hardie les pousse à faire figurer une image du bailli de Suffren (1726 – 1788) et à intituler leur Fine Grand Armagnac : Réserve du Bailli.
Nous votâmes et chaque vin eut au moins le crédit d’un vote, les deux plus couronnés étant le Corbin 1926 et le Fargues 1945. Quatre vins eurent un vote de premier, et mon vote résume assez bien la moyenne des votes : en 1 Corbin Michotte 1926, en 2 Fargues 1945, en 3 Beauséjour 1966 et en 4 Pichon Lalande 1975.
Le chef a produit une cuisine de haute qualité dont je retiens le pigeon et la brouillade d’œufs aux truffes. L’accord le plus émouvant fut celui du Corbin Michotte 1926 avec le pigeon. Le service fut attentionné. Un niveau d’étoilé, même si l’endroit n’y est pas encore prêt. De tels dîners sont d’utiles répétitions.