Nouveau dîner de wine-dinners au restaurant le Carré des Feuillants où, avec la sympathique brigade, nous sommes maintenant bien rôdés. Le sommelier Christophe est toujours aussi attentif et perfectionniste. Avide d’apprendre les odeurs rares qui se dégagent des bouteilles à peine ouvertes il fera, tout au long du repas, un travail remarquable. Je l’ai vu plusieurs fois s’assombrir pendant le service et je me demandais quelle remarque aurait pu l’attrister. En fait, je m’obstinais à l’appeler Rodolphe – c’était le jour de la Saint Rodolphe – ce qui ne plait pas forcément aux Christophe. Nous en avons ri après le dîner.
Pas de problème à l’ouverture. Le bouchon du Gruaud Larose 1918 est léger, colle aux parois et sortira en miettes, mais il a joué son rôle comme il convenait. La bouteille soufflée est lourde et belle. L’odeur du « Y » est moins exubérante que celle que j’attendais. Les senteurs du Margaux, du Vosne Romanée et du Grands Echézeaux sont particulièrement belles.
Un jeune entrepreneur tonique et volontaire, déjà fidèle de mes dîners, avait réuni autour de sa ravissante épouse et lui-même des amis qui partagent tous la passion des chevaux. Au moins trois possesseurs de haras et des cavaliers titrés qui allaient s’affronter aux championnats de France de saut d’obstacles. Blagueurs, décontractés, ils avaient moins de discipline pour suivre mes indications que n’en ont leurs chevaux quand ils doivent franchir d’impressionnantes constructions de bois fragiles. Les femmes toutes ravissantes et bronzées ne cessaient de quitter la table pour téter de nécessaires cigarettes. Les champs de tabac de Virginie s’en essoufflent.
Le menu composé par Alain Dutournier est un kaléidoscope de maîtrise et de complexité : Crevette sauvage tiède dans sa « crème de tête », billes de melon en chutney et gaspacho safrané / Le bouillon parfumé du pêcheur de perles / Gelée d’écrevisses, foie gras et ris de veau, artichaut poivrade râpé, truffe d’été et févettes / L’asperge blanche des landes, les mousserons, et l’œuf en coque d’asperges / Turbot sauvage « vapeur », marinière de palourdes, lasagne printanière et tomates confites / Paleron de bœuf confit dans son jus, barigoule d’artichauts poivrades et carottes fanes / Jubilé de cerise burlat «façon forêt verte ». La mise au point du menu s’est faite sans que nous en parlions, ce que je regrette toujours. Je suis juste intervenu pour intervertir deux plats pour la logique des vins, ce qui fut un bon choix.
Le champagne Ruinart Brut est fort agréable pour se mettre en bouche. C’est l’échauffement du coureur de cent mètres, indispensable avant le jaillissement des starting-blocks. Coulant fort bien en bouche, il nous prépare bien. Le champagne Bollinger grande année 1985 montre une structure vineuse percutante. Il annonce le ton de la suite, et la crevette lui va bien, quand les autres saveurs du plat, qui iront souvent par trois presque pour chaque assiette, l’effarouchent.
Le bouillon complexe et délicieux n’appelle pas le vin. Le « Y » d’Yquem 1985 me parait nettement moins rayonnant que le souvenir que j’en ai. Il avait capté cette année-là des grains de raisin d’Yquem et je m’attendais à ce qu’un botrytis l’ait encanaillé. Or en fait ce blanc sec, fort bon, est sérieux. Et voici soudain qu’avec la truffe d’été, il devient splendide. C’est un accord de rêve. La bouche gardera longtemps avec le Y une forte mémoire de truffe. Le foie gras et ris de veau fort goûteux dansent bien avec l’Y mais la truffe est le bon mariage.
Le Montrachet Guy Amiot 1992 est un solide Montrachet rassurant. Ce n’est sans doute pas le plus puissant, mais il est bon. Le plat est goûteux. L’asperge et l’œuf sont réellement divins. On commence par se dire que le plat ne joue pas avec le vin. Et comme en diplomatie, en trouvant les mots qui rassurent, c’est-à-dire en lustrant ses papilles dans le bon sens, on arrive à ce qu’ils se parlent.
Le château Margaux 1966 et le château Gruaud Larose 1918 (Faure Bethmann) sont associés au même plat. La chair du turbot est sublime et va évidemment bien avec les deux rouges, mais c’est la palourde et surtout le jus de palourde qui fait du « dirty dancing » avec ces vins de légende. Le Margaux 1966 a le nez archétypal du château Margaux. Il en a aussi le charme. Le Gruaud Larose joue une partition d’un niveau encore supérieur. On est en face d’un vin remarquablement épanoui, structuré, sobrement beau. Une trace élégante qui sera couronnée dans les votes. Décidément la palourde est l’amie des vins rouges car nous avions eu une expérience aussi excitante chez Patrick Pignol.
Le délicieux paleron accueille trois vins, et non des moindres. Le Vosne Romanée Bouchard Père & Fils 1971 dont le nez à l’ouverture était délicieusement bourguignon, nous a joué un insolent jeu de charme. C’est un petit Vésuve en bouche. Alors que le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1988 s’en tient à son nez. Il n’y a pas de plus beau nez que ce nez là. Mais en bouche, il paresse. Il attend qu’on l’aime. Ou bien il se dit que sa puberté peut se prolonger. Le Opus One, Napa Valley California 1985 m’a surpris. Elégant, raffiné, il n’a aucune des exagérations des vins californiens. On sent qu’il n’est pas bordelais, on sent qu’il n’est pas bourguignon, et l’on succombe à son charme certain. C’est un vin bien fait, de belle race.
Les cerises, sur le papier, m’avaient laissé perplexe. En fait, astucieusement domestiquées par le talent du chef, elles s’accordent bien au château Filhot, Sauternes 1975. Le reste de l’assiette ne l’attire pas, mais croquer cette cerise ferme sur un Filhot est un bel exercice. Il faut de ces audaces quand le produit est bien traité. Je sentais que chacun s’impatientait, prêt à bousculer le Filhot tant l’Yquem était attendu. Magnifique château d’Yquem 1931 que j’ai trouvé moins sec que ce que j’imaginais. On avait en bouche une belle définition du Yquem historique où la mangue, le thé, le fruit délicatement caramélisé forment un éventail de saveurs à la persistance sans limite.
On vota bien sûr et les votes furent toujours aussi dispersés. Le Gruaud Larose 1918 fut le plus couronné, ce qui, on en conviendra, est un de mes motifs de fierté. Les plus votés ensuite furent le Vosne Romanée Bouchard 1971, le Montrachet Guy Amiot le Yquem 1931 et le Château Margaux 1966. Mon vote fut le suivant : Yquem 1931, Vosne Romanée Bouchard 1971, Gruaud Larose 1918 et Montrachet Amiot 1992.
Alain Dutournier vint nous saluer et évoquer, avec sa langue qui s’exprime d’un verbe coloré, chantant et diablement argumenté, les chemins qu’il suit pour créer des plats pour les grands vins. Il fut complimenté pour ce festival de saveurs. Ce que je voudrais signaler, car je compte bien en discuter de nouveau avec lui, c’est une remarque incidente qu’il glissa dans son propos. Il nous dit : «vous savez, quand on est entre copains et qu’on ouvre une grande bouteille, on ne fait que des plats simples. Une saveur, un point c’est tout ».
Je suis persuadé qu’il a raison, et il doit pouvoir le faire dans le cadre de ces dîners, car la démonstration de son talent n’en souffrira pas. Revenir aux racines du plat, à la saveur la plus proche du vin, c’est le cœur de ce que je souhaite. Nous sommes en effet dans un exercice très particulier où le plaisir sera magnifié si une saveur du plat colle parfaitement au vin. Alors, tous les chemins de traverse sont à éviter. La saveur primaire, voilà le secret. Et si c’est ce que fait tout naturellement Alain Dutournier, grand gourmet devant l’éternel, quand il est avec ses copains, c’est ce qui doit être fait. Les convives ont été subjugués par le brio et le talent. Ils le seront tout autant si la trame essentielle du plat les renverse de bonheur quand le vin et le plat s’enlacent de façon lascive.
Christophe fut un sommelier expert, la cuisine fut distinguée et belle de réalisation. L’ordonnateur de l’événement me téléphona le lendemain pour me faire part de la satisfaction des convives. Ce fut un grand 56ème dîner.