Quand on entre au Four Seasons puisqu’il faut appeler ainsi le George V, on est saisi par la perfection des mauves de fleurs exubérantes. Des orgues cyclopéennes comme les douze cylindres d’anciennes voitures de course aux tubulures évocatrices de sensations fortes emprisonnent dans leurs tuyaux de verre des orchidées aux couleurs folles. On ne peut pas ignorer ce spectacle de coloris magiques. Après bien sûr on se souvient qu’on est dans un palace. Mais pendant quelques secondes on était dans une jungle torride, en un paradis perdu. Accueil exemplaire d’une maison bien tenue au service du client.
Ouverture des vins avec Thierry sommelier que j’apprécie. Les blancs sont très prometteurs et même le Pouilly Fuissé dont je redoutais l’état s’est montré fort sympathique. Les rouges au contraire sont comme des bagnards après plusieurs semaines de punition d’isolement. L’odeur indique que la douche s’impose. Qui pourrait imaginer qu’un vin sentant de façon aussi rebutante reviendra à la vie quand l’oxygène aura fait son oeuvre restauratrice. Le Bouchard fait tout pour être incivil. Réussira-t-il son retour à la vie ? Les deux 1959 rivalisent de méchanceté d’odeur et j’essaie d’imaginer par quels parcours les vins vont épousseter toutes leurs scories. A l’inverse je reçois l’odeur de la Mission Haut-Brion 1918 comme un choc. C’est invraisemblable et je le fais sentir au plus vite à Thierry et à Sébastien qui va réaliser le service du vin. Ce vin de 1918 a une odeur merveilleuse. Elle évoque certains Portos, mais surtout, elle rappelle la magique odeur de Cheval Blanc 1947. Une concentration inimaginable. Une trame unique. Dans ces cas là, j’ai presque peur, car c’est comme la beauté d’une jolie femme : saura-t-elle durer ? Je rebouche en priant que Dame Nature protège cette merveille. Le Clos Haut Peyraguey rassure sur la solidité des Sauternes.
Le menu conçu par Philippe Legendre, en symbiose avec le sens des accords d’Eric Beaumard : Amuse Bouche, Homard breton en coque fumé et rôti aux châtaignes de Corrèze, Tarte d’artichaut et truffe du Périgord, Pigeon du pays de Racan rôti aux dattes et au citron, sauce au cumin, Carré de chevreuil au chocolat, chutney de pommes reinettes, Roquefort, Croquant de fruits secs et pruneau infusé au vin de Rasteau.
Nous passons à la table du Cinq après quelques conseils indispensables, et le champagne Bollinger Grande Cuvée arrive un tout petit peu trop chaud. Ce sera le seul vin à faible écart, les autres étant parfaits. Beau champagne de début bien adapté à une délicieuse pomme de terre au caviar curieusement transformé par un sorbet auxiliaire. Le champagne est beau, idéalement adapté à la pomme de terre. Classique entrée en matière dans la pièce de théâtre que vont jouer les vins.
Le Latour Martillac 1961 blanc étonne les convives qui n’ont jamais eu accès à un Bordeaux sec ancien. Puissant en arômes, d’une belle jeunesse affirmée. Il y a l’astringence classique des Bordeaux et ces petites notes citronnées de la jeunesse. Jamais on ne dirait qu’il a 42 ans. Sur un homard d’une exactitude royale il s’épanouit, mais l’accord fusionnel se fait avec le Pouilly-Fuissé Latour Louis Latour 1979. Ce vin qui aurait dû être bu il y a bien longtemps alors qu’il est plus jeune de 18 ans que le Bordeaux serait jugé banal dans bien des circonstances. Mais là, sur le plat, il trouve des choses à raconter avec des saveurs parfois intéressantes. Il fut même gratifié de quelques votes dans les quartés finaux.
Le Château Cheval Blanc 1959 me saisit par un nez devenu l’exacte définition de ce qu’il doit être. Il était inamical à l’ouverture mais il est là d’une séduction extrême. Magnifique et équilibré en bouche il représente un vin quasi idéal. C’est beau d’accomplissement élégant. J’ai eu la chance de goûter à part le fond de bouteille où se concentrent tous les arômes. Je fus sous le choc de sa perfection extrême. Un Cheval Blanc peu puissant mais suprêmement élégant. Ce qui m’a particulièrement plu, c’est son absence totale de défaut, tant il fut ce que j’en attendais et espérais. Je vais même plus loin. Si je devais définir le Bordeaux rouge idéal, ce vin ferait sans doute partie des dix plus grands vins que je citerais.
Le Mission Haut-Brion 1918 m’avait frappé par la surprenante générosité de son odeur à l’ouverture. Juste avant de passer à table, c’était toujours le cas. Au service dans le verre, la force des arômes s’assagit un peu et ce vin délivre une incroyable rondeur liée à une extrême densité. Alors que j’avais peur que ma jeune tablée ne saisisse pas la complexité de ce vin de légende, tout le monde est entré avec une facilité surprenante dans son message simple. Couronné comme une vedette dans les votes, il fut adoré de tous les convives. Rondeur, longueur, alcool très présent, et ces saveurs en filigrane de velours d’une belle émotion. Pendant qu’ils s’émerveillaient de la solide présence de cet octogénaire, je continuais à jouir d’un émouvant Cheval Blanc sans la moindre faute. Il faut dire que la truffe lui allait bien.
Le Vosne Romanée du Château Bouchard Père & Fils 1983 qui m’avait fait peur à l’ouverture me fit encore plus peur au service. Une odeur frisant le bouchonné. J’exprimai ma peur mais je dus constater à mon heureuse surprise que le pigeon arrangeait tout. Il gommait tous les défauts du vin qui redevenait charmeur, avec cette rudesse bourguignonne de bon aloi. C’était le plus jeune des vins qui avait pris des rides plus tôt que les autres. Sauvé par le plat il fut même présent dans les votes.
Le Vosne Romanée les Suchots Charles Noëllat 1959 affiche puissamment son coté gibier. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes, car le vin a attrapé, capté tous les arômes du plat, traquant le gibier et léchant le chocolat, au point de se transcender, ce qu’il n’aurait jamais fait sans le plat. Il eut été boudé sans cette symbiose. On constatait bien que La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961 était immense, surpuissant exemple d’une générosité expressive bien travaillée. Mais La Tâche surclassait le plat quand le Vosne Romanée l’épousait. On pouvait alors déguster les deux, l’un pour sa valeur pure inimitable, le La Tâche, et l’autre pour l’excitation gastronomique du moment, le Suchots. Par rapport au Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1961 bu il y a un an en dîner je pense que La Tache est plus puissant, plus vineux, plus bourguignon quand le Richebourg, dans mon souvenir, parait plus élégant. Ce qui me plait assez, c’est qu’ils sont suffisamment différents pour être complémentaires. Dans la quête de l’absolu il faut donc avoir bu les deux. La connaissance d’un seul des deux ne suffit pas. Pour gagner ses galons dans la dégustation des vins anciens, il faut avoir livré les deux batailles. C’est ainsi. Si vous avez accompli l’un des deux pèlerinages, je désigne ici votre prochain Compostelle.
Le Doisy Barsac 1966 est d’un beau jaune hésitant entre l’or et le citron. J’avais dû goûter à l’ouverture pour vérifier qu’il est liquoreux car au nez on a parfois des surprises, et sur table son statut de liquoreux se confirma, même s’il était particulièrement sec. Je rappelle cette interrogation car Doisy et plus particulièrement Doisy Daëne produit à la fois un Sauternes et un vin sec comme le fait d’ailleurs Yquem mais lui sous un autre nom : « Y ». Le roquefort ne lui allait pas du tout. J’avais vers 17 heures testé le roquefort pour vérifier sa puissance et demandé un moins envahissant, mais malgré l’évidente volonté de cette équipe motivée d’y remédier, la pression du roquefort était trop forte. Une jeune convive fort esthète eut le bon réflexe : elle échangea pour du Saint-Nectaire. Je peux supposer que cela allait beaucoup mieux. On était donc obligé d’imaginer ce que pourrait donner cet élégant Barsac discret. Il faudrait étudier ses mariages possibles qui doivent être intéressants, mais sa timidité d’expression le handicape un peu. On est loin de la pétulance insolente du Doisy 1921 ouvert récemment. Mais cette autre forme de Sauternes tout en légèreté et discrétion pourrait trouver sa place dans un repas. Ce n’était pas avec le roquefort. On lui trouvera un autre emploi.
Le Clos Haut-Peyraguey 1950 a une couleur qui est déjà une œuvre d’art à elle seule : dorée comme le bouclier d’airain d’un conquérant Hannibal, elle annonce des saveurs suaves. Au nez, le beau Sauternes complexe avec ces étrangetés de sucré, d’agrumes et de coing. En bouche, c’est un festival de complexité. Car il y a l’attaque enjôleuse de tout liquoreux. Puis une amertume prend le dessus pour essayer de rendre sec ce délicat breuvage. Enfin tout s’harmonise en bouche pour troubler par la combinaison du sec et du doux, du suave et de l’amer. On a un Sauternes sans doute moins puissant que d’autres, mais d’un charme et d’une élégance rares. Quelques jeunes bouches féminines succombèrent aux charmes de cigares cubains. La salle en fut embaumée et le mariage de ce délicat Sauternes avec le cigare était magique, le poivre du cigare excitant l’agrume du Sauternes. L’accord était nettement moins bon avec le dessert qui n’est pas fait pour ce type de vin. C’est un dessert qui est très bon. Mais la crème lourde et le sucre de la meringue ne se marient pas à ce Sauternes. Comme souvent, cela ne gène pas tant le Sauternes est un dessert en lui-même. Je crois qu’il ne faut pas sortir des classiques : desserts aux agrumes et desserts aux coings et mangues. Cela manque peut-être d’originalité mais c’est ce qui accompagne bien ces grands Sauternes anciens merveilleusement typés.
Cette expérience faite avec deux immenses sommités de la gastronomie que sont Philippe Legendre et Eric Beaumard m’inspire la réflexion suivante : il conviendrait peut-être que chaque plat ait deux versions. Une version de la gastronomie classique de leur carte, et une version tournée vers les grands vins anciens. Une version délivrerait le talent raffiné du chef. L’autre garderait le coté brillant du chef qui ne peut pas ne pas s’exprimer, mais le produit principal serait mis en valeur au détriment de quelques signatures non directement nécessaires car elles sont moins au service du vin. Souvent en effet on a sur la chair pure magistralement cuisinée un accord émouvant avec le vin ancien et les paparazzi qui entourent la vedette font régresser l’accord. Comme Philippe Legendre m’a fait le plaisir et l’amitié de m’appeler pour que nous commentions l’événement, j’ai pu lui faire part de cette approche qui mérite examen. Il me semble qu’il faut aller vers une exécution du plat plus synthétisée pour que l’accord primaire de la saveur centrale se fasse avec le vin, augmentant la profondeur du mariage gustatif. Nous en avons eu une belle preuve par l’exemple du chevreuil au chocolat. Le chocolat s’est largement plus domestiqué que lors d’une expérience précédente ce qui a permis au Vosne Romanée qui eut été fatigué de retrouver une jeunesse éblouissante parce qu’il avait capté ce que la chair lui réservait. L’adaptation d’un plat à ces vins procède d’orientations très différentes de celles qui président à la conception d’un menu dégustation où l’effet recherché intègre une certaine virtuosité non nécessaire ici.
Comme d’habitude nous avons voté, et le Mission Haut-Brion 1918, avec cinq places de numéro un vient largement en tête suivi de La Tâche 1961 et de La Tour Martillac 1961 cité souvent à des places flatteuses. Quatre vins ont concentré les votes, les trois cités et le Cheval Blanc 1959. Sept vins sur dix ont été nominés. Mon vote personnel fut le suivant : premier Cheval Blanc 1959, second La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961, troisième La Mission Haut-Brion 1918 et quatrième le Clos Haut Peyraguey 1950. Mais je comprends fort bien que la vraie vedette de la soirée, c’était Mission 1918. Et il faut bien dire que lorsque l’on a la chance de boire ce vin de légende dans cet état de perfection, on entre dans un monde ultra privilégié comme les rares mélomanes qui ont entendu Glenn Gould en concert.
Nous fêtions l’anniversaire d’un jeune entrepreneur qui était entouré de jeunes passionnés. Les autres convives, des amoureux du vin chevronnés, ont trouvé des pôles d’intérêt communs. On n’imagine pas comme la Terre est petite quand des amoureux du vin se rencontrent. C’est comme s’ils se connaissaient déjà. Ce fut satisfaisant pour moi de voir que de jeunes palais pouvaient tout aussi bien entrer de plain pied dans La Tâche qui ouvre ses bras généreux que dans Mission Haut-Brion 1918 qui demande une solide culture pour en saisir toutes les finesses. On se parla fort tard, tant il était impossible de quitter ce paradis formé d’éléments inimitables : une salle de palais au charme irrésistible, une immense gastronomie, un service élégant et attentif et des vins d’émotion et de légende qui paveront un chemin religieux pour beaucoup de convives conquis.