J’arrive au magnifique palais Apicius pour ouvrir les vins d’un nouveau dîner de wine-dinners. J’ai déjà décrit le lieu (bulletin 136). Pour la première fois en 52 repas, je vais ouvrir les vins sans sommelier. J’aime qu’il y en ait un pour témoigner de ce qui se passe à l’instant où l’on découvre les mystères que les bouchons cachent. Fort heureusement l’ami qui avait réservé toute la table pour fêter son anniversaire avec quatre couples d’amis vint me retrouver, prenant ainsi connaissance de ces beaux accouchements. L’odeur du Pétrus est magique de perfection. Celle du Chambolle Musigny 1959 de Charles Viénot est éblouissante, plus belle encore que celle du Latricières-Chambertin. L’odeur du Haut-Brion est un peu incertaine et celle du Beaune tellement chaleureuse que je rebouche bien vite. L’odeur du Yquem est encore timide. Certains bouchons se sont désagrégés, d’autres ont résisté. J’eus toute la palette des situations possibles.
Ayant assez rapidement fini cette phase importante, je me rends dans un hôtel particulier du 7ème arrondissement où l’auteur d’un livre sur les plaisirs gastronomiques dédicace son ouvrage. On boit un champagne Philipponnat brut sans année de bien belle facture. Je serre quelques mains et échange d’agréables propos et retourne à Apicius pour l’apéritif partagé avec un joyeux groupe d’amis fort ponctuels. Je décline mes recommandations d’usage sur un magnum de champagne Pommery 1988 dont j’apprécie toujours autant le charme. Ce Pommery est particulièrement réussi.
Nous passons à table dans une salle magnifiquement décorée d’un goût subtil aux audaces coloristes de bon aloi. Sur un mur de couleur moutarde (il y a bien une moutarde de cette couleur là) les bras de Shiva Nataraja séparés de leur corps, tenant fébrilement leurs seize petits poings serrés veillent sur nous. La table est très étirée, ce qui a des conséquences : les discussions se séparent en petits groupes. Cela change l’atmosphère. Fort heureusement, cinq jolies femmes (merci printemps, toi qui donnes des fleurs aux marronniers et sais échancrer le cœur des femmes) soudèrent le groupe pour une collective communion.
Voici le menu créé par Jean Pierre Vigato : Amuse bouche / Chair et corail de homard de Guilvinec émulsionnés / Rouget grillé aux épices, compotée de joue de bœuf et jus tranché au beurre noisette / Ris de veau à la broche « tout simplement » / Tourte de canard rouennais « façon grande cuisine bourgeoise » (voir photo) / Bleu des basques et fourme d’Ambert / Gelée de clémentines en cappuccino / Mignardises. Le menu n’était pas imprimé par le restaurant, alors que c’est un souvenir que l’on aime montrer à tous ses amis. Mais Jean Pierre Vigato compensa par une sollicitude et des propos de bienvenue d’une belle élégance.
Comme avec Yannick Alléno tout récemment, le premier plat est à contre-courant. Le Meursault Coche Dury 1997 boude, il est en RTT. Ce que l’on constate avec une extrême netteté car c’est seulement après le départ des assiettes qu’il montre qu’il est Meursault. Un beau Meursault, mais à ce moment là on ne lui demande plus de l’être. Le rouget absolument délicieux et original puisque l’association avec la joue de bœuf est réaliste est accompagné par le Château Mouton-Rothschild 1993 et par Pétrus 1978. Comme on l’a déjà vécu, le premier désaccord transcende l’accord suivant. Ce fut absolument grandiose. Fort heureusement, le boisé délicat du Mouton, jouant dans une certaine discrétion, ne le condamne pas, alors que le Pétrus éblouissant, miraculeux presque, aurait pu le tuer. Si je ne me réfère qu’aux Pétrus bus en dîner et non en verticale, c’est probablement l’une des plus belles sensations que j’ai eues. Ce Pétrus expose en toute évidence pourquoi Pétrus est incomparable. Un équilibre, une rondeur, un charme sous-jacent, tout est en évocations subtiles, riches, complexes comme seul Pétrus en est capable. Un vraiment grand vin.
J’attendais beaucoup plus du Château Haut-Brion 1950. Car c’est une année splendide pour Haut-Brion et j’en ai des souvenirs mémorables. Le nez n’a pas attrapé la précision qu’il devrait avoir. En bouche, j’aime bien cette évocation de caramel, de lait brûlé sur le feu que l’on retrouve certaines années. Un des convives de l’autre moitié de table, celle où je n’expliquais pas, affirme : « je n’aime pas ». Ça ne se discute pas. Nous avions un vrai Haut-Brion, un peu plus torréfié qu’il ne devrait. Le ris de veau corrige bien sa déviance. J’ai apprécié, mais chacun est fondé à ne pas aimer, si c’est son impression.
La Côte Rôtie La Landonne Guigal 1993 est prévue comme un intermède. Elle le fait très bien, cette bouteille étant beaucoup plus chaleureuse que celle de La Turque que j’ai ouverte récemment (bulletin 139).
Le Beaune Camille Giroud 1928 est presque rose isabelle dans la partie haute et noir d’encre dans la partie finale de la bouteille. Un peu fatigué et mal à l’aise, il ne brille pas, malgré son année de légende, à coté de deux pépites extrêmes, le Latricières Chambertin Pierre Bourrée 1955 qui avait naguère tiré des larmes d’émotion à Richard Juhlin, ce suédois expert mondial en champagnes et le Chambolle Musigny 1959 de Charles Viénot, petite demi-bouteille que j’ai ouverte pour faire plaisir à mon ami, dont les senteurs, la suavité, la sensualité sont époustouflantes. Rien ne peut mieux que ce vin représenter la Bourgogne heureuse. J’ai en mémoire un splendide Chambolle-Musigny 1915. Celui-ci, c’est Dany Brillant jouant les crooners. Le Latricières a la même émotion que naguère (bulletin 107). Jean Pierre Vigato est venu découper lui-même les tourtes. Paraphrasant les Tontons Flingueurs je dirai : « ça c’est un plat pour homme ». Puissant canard, sauce lourde comme du bitume bouillant, c’est la cuisine que j’aime, évocatrice des festins de jadis.
Avec les deux fromages, le Château Doisy, Barsac 1966, que mon ami avait déjà bu et aimé, confirme sa solidité rassurante. Le Château d’Yquem 1941 au bouchon d’origine bien conservé garde longtemps des traces poivrées qui recouvrent ses tendances d’agrumes. Le dessert lui convient bien. Le Yquem se prélasse avant de s’étaler pleinement. Plutôt ascétique, c’est une belle démonstration des Yquem puritains. Vin de ravissement pour des convives peu habitués à ces Yquem anciens. Un peintre vivant de sa peinture, écrivain de surcroît, est un grand connaisseur de Rhums. Il sut au nez reconnaître l’origine du Rhum # 1890 que j’avais entamé au dîner où figurait le Latricières Chambertin Pierre Bourée 1955 que je viens d’évoquer. Nous profitons de ce Rhum martiniquais chaud en bouche, aux saveurs épicées de grand charme.
Tous les vins furent cités dans les votes au moins une fois. Le Chambolle ne figurant pas sur le menu que j’avais imprimé ne fut pas en compétition. Il aurait sans doute glané plusieurs places de premier. Pétrus fut plébiscité avec sept places de premier, figurant dans les onze votes. Les plus cités furent ensuite le Yquem 1941 et le Latricières Chambertin. Mon vote compta dans l’ordre (1) Pétrus 1978, (2) Latricières Chambertin 1955, (3) Doisy 1966 et (4) Yquem 1941.
Jean Pierre Vigato a eu l’intelligence d’exécuter ses recettes dans leur essence. Pas de chemin de traverse, pas de signature inutile. Je suis sensible à cette recherche de pureté. Un service précis, une gentillesse attentive de Hervé, sommelier d’une grande efficacité. Dans ce palais au charme particulier, nous avons tout rassemblé pour créer un repas mémorable. Le sourire d’amis venus célébrer l’anniversaire de l’invitant, sa gentillesse, sa sensibilité ont complété ce tableau d’une rare beauté.