Je vais au restaurant de Gérard Besson pour ouvrir avec Alain, sympathique et efficace sommelier, les bouteilles de ce soir. L’accueil est chaleureux, amical. Nous savons que nous allons créer un événement, et tous les plans de bataille ont été faits dans la bonne humeur, avec l’avidité de création d’un chef comme je les aime : un pur amoureux du vin. En cours d’ouverture des vins on me fait goûter une sauce pour savoir si j’approuve le choix ambitieux du chef. Je demande qu’on adoucisse un peu, ce qui sera fait. Je lance les ouvertures en discutant avec ces deux esthètes, et Gérard Besson m’apprendra un petit truc que j’essaie immédiatement avec succès sur le Filhot 1929 : pour être sûr que certains bouchons remontent entiers, une petite tape amicale sur le tirebouchon déjà en place dans le bouchon fera descendre celui-ci vers le bas. Il descend un peu, ce qui est le contraire du sens qui est souhaité, mais permettra de lever le tout beaucoup mieux. L’essai est concluant. L’odeur du Filhot 29 est époustouflante. C’est la définition du sauternes idéal. Aucune odeur ne me cause le moindre problème, ce qui fait que nous pouvons deviser aimablement, juste interrompus par une sommelière japonaise à la visite impromptue qui vient offrir à Gérard Besson un saké dont il est friand (ce qui prouve que même les génies culinaires peuvent être aussi comme les autres humains, avec leur lot d’erreurs ou de folies), et un petit coq coloré dont Gérard fait collection du fait du nom de sa rue : rue du Coq Héron.
Le menu concocté est une œuvre d’art. On aimerait qu’il en reste une trace pérenne puisque cette création disparut dans nos ventres. Reste au moins cette liste impressionnante : Caroline au salpicon de volaille truffée, Pompadour, foie gras, truffe, Noix de Saint Jacques et huîtres juste pochées sur un lit de laitue de mer, Queues de langoustines au court-bouillon et cœur de palmier, Filet de rouget sur un fond de sauce au vin rouge, macaroni duxelle, Agneau de Mauléon à l’Orientale, Suprême de canette de Challans rôtie, sauce groseille cassis, Feuilleté à ma façon, sauce salmis, Bleu de Sassenage, bleu de Termignon au coing confit, Mangue et ananas bouteille au parfum de cannelle, « interprétation » d’abricot Bergeron. Chaque vin aura eu son accompagnement. Ce fut délicat, intelligent, créatif et sensible. Ce qu’il fallait pour des vins fort intéressants.
La table rayonne de la beauté d’une jeune Maud. Seule frêle et jolie femme entourée de neuf mâles avides de bonne chère, elle sut montrer que le sexe dit faible ne s’en laisse pas compter, même si la force des bourgognes la brutalisa un peu. Un coiffeur célèbre que l’on voit souvent caresser les têtes des femmes les plus belles et les plus célèbres de la planète, plusieurs entrepreneurs dont le lien, cause de ce dîner, était la gestion financière de leurs avoirs. Parmi eux, quelques propriétaires de caves solides, comme leur culture sur le sujet du vin. On put ainsi parler d’aventures qu’il est agréable de se raconter. L’ambiance fut joyeuse, studieuse même, car certains découvrirent une façon de profiter des mets et des vins à un niveau qu’ils n’avaient pas soupçonné. Ce dîner a fait naître de nouvelles envies.
Le champagne Pâques Gaumont à Trépail, brut vers 1985 fit son entrée en scène. Doré, à la bulle bien active, c’est un champagne classique, sans type affirmé, comme le Grand Siècle de ce midi, qui plait énormément par son équilibre délicat. Joyeux champagne de plaisir, bien excité par les jolis éclairs à la volaille, belle mise en bouche. Le Champagne Salon "S" 1985 (il est sans doute inutile maintenant que je rajoute chaque fois au nom de Salon l’expression « mon chouchou ») est toujours un immense champagne brillamment mis en valeur par la truffe et la pomme de terre. Comme j’avais bu, il y a seulement quelques heures, le champagne Cuvée des Enchanteleurs 1964, il est intéressant de voir que beaucoup de points les rapprochent dans la perfection, le Henriot ayant pour moi l’attrait de la nouveauté puisque je connais par cœur le Salon 1985. Avoir le même jour ces deux perles est un grand bonheur. J’aimerai les deux sans les opposer ni les hiérarchiser. A quoi cela servirait-il ?
Le Saint-Véran Bichot 1989 est un des vins que j’aime présenter, car avec l’oxygénation optimale que l’on a pris soin de lui donner, ce vin brille comme s’il était d’une appellation bien plus grande. Et je repense aux vins magistraux goûtés au salon des grands vins. Ils auraient tant gagné en suivant les méthodes qui prouvent ici de façon magistrale leur efficacité (je radote, mais comme je l’ai dit, c’est l’âge – au mieux, ma conviction). Les convives aux caves respectables m’ont posé beaucoup de questions sur ces méthodes. Ils ont été éblouis – je le dis et j’insiste – par l’effet déterminant de l’oxygène, pour la beauté des vins. Pour ce Saint-Véran, il n’y a pas que l’oxygène. Il y a son origine, bien sûr, mais aussi l’huître parfumée qui l’embellit efficacement.
Le Château Haut-Brion blanc 1998 est en classe de CP et sait à peine lire et compter. Mais quelle merveille ! Toute la complexité du bordeaux le plus beau est là dans ce remuant poupin. Cet aristocrate est rare. Il faut le mettre sur table plus souvent car il est divin. De plus, c’est un vin qui sera toujours complice de toutes les audaces culinaires. Là, sur le cœur de palmier gentiment adouci, c’est un exercice de style de grand talent.
Personne ne supposerait que le château Croque Michotte 1971 puisse apparaître aussi brillant que cela. Un vin agréable, gentiment épanoui, docile, facile, rond, délicat. Et le rouget le rend intelligent. Il devient docteur honoris causa ès rouget. Comme assez souvent des convives s’étonnent qu’on puisse associer un rouget à un vin rouge. Grâce au dosage de Gérard Besson ce fut un régal ainsi qu’avec les macaronis, plus faciles et attendus compagnons.
Qu’y a-t-il dans la bouteille du Domaine de La Lagune, Barton & Guestier 1934 ? C’est un Bégadan-Médoc expédié en fût par Barton & Guestier dont des experts pourraient sans doute m’indiquer pourquoi le vin est logé dans une bouteille bourguignonne extrêmement âgée puisque son cul profond a une boule bien ronde. Un convive reconnaît nettement que c’est la Lagune. Je repère nettement que c’est un grand 1934 qui plait à toute la table. Il fut plébiscité dans les votes. L’agneau lui allait bien.
Le Corton Renardes Michel Gaunoux 1990 est puissant, alcoolique, viril. Il asphyxia la belle Maud. La canette à la sauce hardie allait créer un ballet de natation synchronisée tant le mariage s’imposait comme une évidence. Encore jeune, ce vin se civilisera, sur fond de sa belle race. Le Beaune Avaux J. et M. Gauthey 1964 est d’une brutalité à l’état pur. C’est mâle. Ça effraie les jeunes filles dans les couloirs tortueux des saveurs canailles. Mais que c’est bon ! Le feuilleté est un peu sec. Problème de coordination des cuissons. Mais rien n’a empêché ce vin d’étaler une profusion de saveurs animales de la plus belle Bourgogne.
Le précédent château Rieussec 1965 que j’avais mis dans la même situation avec des pâtes bleues m’avait moyennement séduit. Celui de ce soir, beau liquide doré, simplifié comme le veut son âge, est chatoyant, enveloppant, confortable.
La Terre s’arrête de tourner, le tic tac des montres s’éteint. On change de galaxie. Le château Filhot 1929 est l’expression la plus absolue de la perfection du sauternes. On aura lu comme le Filhot 1908 d’un récent dîner était d’un charme fou (bulletin 132). Là, c’est la définition stricte de ce que doit être le sauternes idéal. Et il dépasse le Filhot 1908 de nombreuses coudées. Le nez est fort, enivrant. Le goût est celui d’un Sauternes chaud, intense, c’est « Jésus que ma joie demeure », c’est une supernova d’éblouissement. C’est comme si l’on était capable de fragmenter l’Etna en petits paquets cadeaux. Les épices, les poivres, les fruits confits, les agrumes, tout est là, et Gérard Besson venu nous rejoindre en fit la plus précise des démonstrations. Il nous demanda de commencer par l’ananas si joliment adouci. Puis la mangue qu’il a travaillée et retravaillée. Et enfin l’abricot si élaboré. Et chaque fois le Filhot, comme l’artiste que l’on bisse et terse, se plie poliment aux caprices de Gérard Besson pour délivrer de nouveaux concerts ébouriffants.
L’on vota, c’est une habitude. Huit vins sur dix sont dans les quartés, et cinq sur dix furent gratifiés d’une place de premier. Les plus nommés furent le Filhot 1929, le Haut-Brion blanc 1998, suivis de la Lagune 1934, Beaune Avaux 1964 et Rieussec 1965. Mon quarté fut : Filhot 1929, puis Domaine de la Lagune 1934, le Beaune Avaux 1964 et le Haut-Brion 1998.
Les plus beaux plats, s’il est possible de les classer furent pour mon goût le rouget, la noix de Saint-Jacques et l’huître, le cœur de palmier et ses langoustines, et le dessert. Le plus bel accord fut celui de la sauce de l’agneau avec la Lagune 1934, symbiose éblouissante.
Voilà un amoureux du vin, chef de talent qui avec son équipe soudée nous a produit un grand morceau d’anthologie gastronomique. Une leçon d’inventivité, de créativité, avec des vins appliqués et talentueux qui se présentèrent sans doute comme jamais ils ne pourraient le faire aussi bien.