J’ai vécu un moment de nirvana gastronomique, de plaisir infini, et je voudrais vous le raconter comme je l’ai vécu. Le lecteur inattentif se demandera pourquoi je parle de moi, alors que mes dîners sont organisés pour faire plaisir à mes convives, et pas seulement à moi. Lorsque la table fut une des plus enjouées et quand chacun exprima un contentement évident, mon objectif était atteint. Sans oublier bien sûr les sensations de mes convives je vais vous conter une expérience inoubliable de pur plaisir.
Ayant organisé récemment un dîner avec un grand chef où tout s’était passé par fax ou par l’entremise de son talentueux sommelier, je m’étais senti en manque, car une des grandes parties de mon plaisir est dans la mise au point du menu avec un grand chef qui réfléchit et me fait part de ses choix, de ses options et de ses doutes. Je voulais une organisation plus intimiste, où le chef coopère avec moi. Je fis part de ce désir à Guy Savoy car je savais qu’il réagirait comme je le souhaitais. Après une première esquisse téléphonique, rendez-vous était pris pour la mise au point. Je devais goûter de bon matin un plat de lentilles pour accompagner les Bordeaux. Pour moi la lentille assèche les vins. Il fallait donc voir. Je goûte les lentilles et franchement, je trouve ce plat adversaire déclaré de tous les vins. Ma moue en dit long et Guy Savoy s’avise de goûter mon brouet. Tempête, damnation. Il peste contre cette exécution et redemande une autre version. Je devine alors qu’un accord est possible. Je dis oui à cet accord osé. Nous verrons.
Lors de cette séance de travail il est décidé que les deux Sauternes, tous deux très anciens, auront deux desserts, en faisant l’impasse sur les pâtes persillées qui conviennent mieux à des liquoreux plus jeunes. Il est décidé que tout se jouera quand je viendrai ouvrir les vins. Le jour dit, je viens ouvrir les vins à 16h30, et je commence par les deux liquoreux, que j’ouvre devant Eric Mancio, talentueux sommelier. Le Doisy 1927 nous inspire des agrumes. Je suggère pamplemousse, Eric suggère le thé et l’on verra à quel point cette remarque fut décisive. Le Guiraud 1896 évoque des prunes, des fruits jaunes et Eric voit bien une tarte aux mirabelles, mais Guy Savoy survenu entre temps confirme l’agrume au thé du Doisy, et dit que le Guiraud impose un caramel. C’est l’avis du chef. Nous remballons nos prunes. La machine est lancée. J’ouvre toutes les bouteilles et aucune ne me pose problème. Tout se présente bien.
Juste une remarque sur le Chambertin. L’appellation Clos de Bèze est le fruit d’un décryptage car l’étiquette est bien déchirée et l’année 1929 est le fruit de déductions faites avec Eric Mancio sur plusieurs critères, car seuls trois chiffres à l’exclusion du 2 sont encore visibles. S’il s’agissait de 1959 on pourra se souvenir qu’un 1959 aura brillé comme un 1929. Ils sont souvent de la même veine. En bouche ce fut tout le plaisir d’un 1929. Restons sur cette définition, même si la vérité historique était autre.
Le menu chez Guy Savoy a toujours une rédaction minimaliste. C’est une agréable coquetterie. Toasts de foie gras de canard à la fleur de sel, copeaux de parmesan, Jeunes girolles et Jabugo « Bellota, Bellota » , Thon " toutes saveurs ", jus au gingembre, Suprême de volaille de Bresse en papillote, saveurs anisées et fenouil étuvé, Petit ragoût de lentilles et truffes, Aiguillette de boeuf poché et queue de boeuf mijotée, infusion de cèpes, Desserts du moment.
Le champagne Pâques Gaumont doit avoir une bonne vingtaine d’années. Il a déjà une trace de fumé liée à l’âge. Mais il est diablement bon, de belle structure vineuse. Avec le parmesan, il chante « o sole mio », et avec le foie gras, il s’étale en toute indolence lascive. Le champagne Bollinger grande année 1990 qui suit donne la mesure du champagne parfait. C’est intense, typé. Il n’a pas la force des champagnes ultra vineux comme Krug ou Salon, mais il est d’une expressivité extrême, fruit d’un travail remarquable. C’est une belle définition du champagne archétypal. Le parmesan lui coupe les jambes alors qu’il dopait le Pâques Gaumont. Le foie gras en revanche en catapulte le plaisir.
Le Château Olivier Graves blanc 1943 a une couleur ambrée de pur soleil. En bouche il y a de l’énigme. Car il y a du sucré, de l’amer, du grave, mais aussi du beurré, du gras, de l’intense. Magnifique blanc à la longueur extrême, il chante avec les girolles qui l’aiguisent comme un bobsleigh. Vin magnifique qui montrera au fil du temps comme sa structure est belle et incomparablement précise.
Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1983 joue beaucoup plus en fond de court. Il est de sa région, mais ne crée pas la différence qu’est « Montrachet ». A l’aveugle, ce serait un Chassagne que ça n’étonnerait pas. La chair du thon lui va bien mais pas la crème acide qui le raccourcit. Un Montrachet qui reste quand même un peu en dedans de son jeu naturel.
On se souvient qu’en une occasion privée, Guy Savoy m’avait fait une volaille en vessie au zan pour accompagner un vin de Chypre 1845. C’était une bouteille que j’avais ouverte juste après une Yquem 1893, et comme il en restait alors, l’occasion était belle de l’essayer avec une volaille excitée par la réglisse. Nous fîmes de même cette fois-ci avec un autre exemplaire de ce vin de rêve. La sauce à la réglisse et ce vin inouï, ce fut un invraisemblable moment de pureté contrôlée. Un vin qui démarre dans le sucré, puis devient sec, puis découvre des saveurs d’épices, d’amer, et laisse en bouche une longueur infinie absolument incompréhensible. Ce vin m’excite au plus haut point. C’est irréel de perfection. J’ai perdu tout sens critique devant ce puzzle de saveurs dérangeantes de la plus parfaite séduction. La sauce délicatement réglissée, toute en suggestion, donnait un raffinement gastronomique ultime. Un Panthéon de gastronomie.
La lentille propulsée par la truffe montre le génie de Guy Savoy. Car elle marche complètement avec les deux vins rouges. Il avait eu raison. Le Léoville Las Cazes 1948 (l’année n’a été retrouvée qu’en ouvrant la bouteille) roule dans le verre avec une couleur d’une invraisemblable jeunesse. C’est quasi impensable. Quel grand vin. Le Cos d’Estournel 1937 à l’aspect plus trouble fait apparemment coincé à coté de ce fringant jeune homme. Erreur d’appréciation, car petit à petit, dans le verre, le Cos se développe de façon magistrale, et sa personnalité calme le Léoville Las Cazes. Les deux vins deviennent des accompagnateurs de rêve d’un plat adapté, le 1948 dans sa jeunesse immense et le Cos 1937 dans sa justesse de définition. Deux vins plus que cinquantenaires qui sont des leçons de maintien.
Le bœuf ne va pas du tout avec les deux bourgognes. Erreur de casting. Le Vin fin de la Côte de Nuits Champy 1949 est évidemment naturellement éclipsé par l’invraisemblable perfection du Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1929. Mais à la longue le Champy révèle combien il est brillant. Le Chambertin démontre une perfection de style où l’élégance s’étale avec distinction. On a deux bourgognes du plus pur niveau. Des vins comme cela sont des exemples de bonheur. Et le roturier bien fait montre l’immense potentiel de la Bourgogne quand le vin est construit selon les traditions, les vraies.
Le Doisy Sauternes 1927 a une couleur d’airain et même de thé. L’accord avec le plat aux pamplemousses à la sauce de thé est une des plus géniaux que j’aie jamais rencontré au cours des quarante dîners que j’ai organisés, puisque celui-ci était le quarantième à peine rougissant. Le thé propulse le Doisy à des niveaux inatteignables. Grandissime Barsac de la plus complexe expression. Il gagnait des longueurs infinies avec cette belle catapulte culinaire. C’est le thé qui était l’astuce divine. Le bouchon était d’origine, comme pour la bouteille suivante, miraculeusement conservée dans un état irréprochable, l’étiquette elle n’ayant gardé que des lambeaux.
Le Château Guiraud 1896 a une couleur de l’or le plus pur. Très limpide, sans aucun trouble, c’est un bijou qui aveugle de milliers de carats. Il se trouvait flanqué de son gâteau au caramel. Pas d’accroche, ça ne va pas. Le sel coinçait le vin comme un boxeur acculé dans les cordes. Il fallait le boire seul, ce que nous fîmes. Goût de fruits acides et poivrés. Une réussite exceptionnelle. La transparence dorée de ce vin le rendait idéalement jeune. Sa limpidité en faisait un vin d’exception pour une bouteille au bouchon d’origine. Un témoignage inoubliable.
Ce qui constitue un moment particulièrement excitant, c’est quand Guy Savoy vient discuter avec nous de nos constatations. Le Bollinger 90 qui plane avec le foie gras refuse le parmesan que le Pâques Gaumont accepte. Le château Olivier 43 sublime sur les girolles et leur sauce. Le Montrachet s’accorde bien avec la chair du thon mais pas avec la sauce trop acide et réductrice. La volaille est sublime sur le Chypre, mais c’est surtout la sauce délicatement réglissée qui l’accroche à la perfection. Un moment immense de plaisir gastronomique. La lentille est parfaite sur les deux bordeaux, le bœuf inadapté aux bourgognes, le pamplemousse crée avec le thé l’accord le plus transcendantal et le caramel au sel est inadapté. Guy Savoy eut la réaction qu’il fallait : il décréta qu’au prochain dîner on décidera de tous les plats à l’ouverture des vins. J’approuve. Un chef de ce niveau qui accepte de discuter de tous ces sujets, c’est un bonheur absolu. A nous de recommencer selon cette voie que d’ailleurs Alain Senderens m’avait aussi suggérée : réagir au dernier moment au message de chaque vin. Cela promet d’explorer des pistes extrêmement excitantes.
Les votes constituent un moment devenu classique de pur amusement. Il y avait à la table une assemblée joyeuse et extrêmement disparate. Un couple venu de Prague dont la culture œnologique ne serait pas égalée par beaucoup d’esthètes français, des habitués au savoir confortable, une jeune étudiante pour qui chacun des vins était une complète découverte alors qu’à l’opposé, celui qui est sans doute l’un des plus grands experts français à la culture infinie profitait en bon enfant, avec cette intelligence que j’ai appréciée de ne pas écraser l’assemblée de sa science immense. On ne pouvait pas trouver un panel de palais plus diversifiés. Cela se retrouva dans les votes. Le vin de Chypre 1845 que je présentais en dîner pour la première fois obtint cinq places de premier et quatre places de second. Il fut le plus couronné suivi du Chambertin 1929 avec trois places de premier, quatre places de second et comme pour le Chypre neuf votes exprimés sur dix votants. Des votes similaires concernèrent ensuite le château Olivier 1943 et le Château Guiraud 1896. Tous les vins sauf un eurent au moins un vote. Comme on ne votait que pour quatre vins sur les onze vins ouverts, cela montre bien que chaque vin pouvait plaire à au moins l’un des convives. Quatre vins eurent les honneurs d’un vote de numéro un.
Mon vote personnel fut en premier évidemment Chypre 1845, suivi de Chambertin 1929, de Guiraud 1896 et de Léoville Las Cazes 1948. Si on s’amuse à calculer l’année moyenne des vins pour lesquels j’ai voté, on trouve 1904, c’est-à-dire juste cent ans. S’imaginer que l’âge moyen des quatre vins que j’ai choisis est de cent ans est simplement renversant.
Le fait de dîner en salon privé ne correspond pas vraiment à l’esprit de nos dîners car c’est l’atmosphère d’une salle qui permet de mieux jouir de ces instants uniques d’immense gastronomie. La forme de la table joue un rôle essentiel. Celle-ci, oblongue, a divisé les conversations en trois groupes alors que la communion entre les convives est indispensable. Il faudra que l’on travaille aussi cet aspect là.
Si je devais retenir la plus grande excitation que m’a laissée ce repas, je dirais paradoxalement que c’est le fait que tous les accords n’aient pas été parfaits. C’est diablement excitant, car cela donne l’envie d’aller encore plus loin quand on sait que le chef le plus brillant de Paris, le plus spontanément créatif est prêt à pousser encore plus sur ces dîners de vins anciens la recherche de la gastronomie la plus pure. J’imagine déjà les dimensions nouvelles que l’on va pouvoir explorer. C’est passionnant.