Un dîner particulier va s’organiser dans le cadre de wine-dinners un dimanche ! En ce jour, beaucoup de restaurants sont fermés, sauf ceux des hôtels. Les chefs n’y sont pas. Comme nous sommes rodés avec Eric Fréchon, tout se passera bien, même en son absence. La mise au point de la table et de la liste des vins fut assez complexe, l’initiateur de l’événement devant lui aussi apporter deux flacons. De riches collectionneurs de voitures historiques vont participer à un Tour de France avec quelques compétitions amicales sur circuits. J’ai fait cela aussi en d’autres temps. Mais il s’agit ici de voitures plus légendaires que les miennes.
Virginie, compétente et ravissante sommelière, ce qui ne gâte rien, m’accueille avec le sourire. Nous ouvrons les flacons. Le Pavie est magnifique d’odeur, ainsi que le Chambertin au bouchon très imbibé et de belle qualité. Stupeur, le bouchon du Pontet est presque complètement descendu. Il tient encore au goulot, il ne nage pas, mais un souffle le ferait tomber. J’arrive à trouver un point d’accroche pour la mèche de mon tirebouchon et j’extrais entièrement un bouchon dont une moitié a horriblement souffert, alors que la partie inférieure est encore souple et saine. Mais tout ceci sent la terre et le vin a grise mine. L’incertitude est totale sur ce qui se passera. L’odeur la plus belle est celle du Vouvray d’origine 1929, présenté en boîte bois cloutée, bouteille sans étiquette ni capsule, dont le bouchon porte la seule indication : « mis en bouteille à la propriété ». Ce qui est intéressant, et j’écris ces lignes avant le dîner, en attendant mes convives, c’est que j’ai ouvert le même Vouvray, de la même origine, mais daté de 1921 lors d’un dîner aussi au Bristol avec Eric Fréchon (bulletin n° 73). Et Eric Fréchon avait alors proposé le même plat ! Et, en sentant le vin ce soir, sans me souvenir du passé, je me demande s’il acceptera le plat pour lequel il est prévu. Virginie me regarde pensif, et veut savoir quelle tempête naît sous mon crâne. Je ne vois pas l’accord possible entre le Vouvray et les macaronis et entre le Pouilly Fuissé et les langoustines. Or voilà qu’en relisant mes notes, juste après l’ouverture, je retrouve mon ancienne analyse : le Vouvray ne va pas avec les macaronis. J’informe l’équipe du restaurant : on va changer l’ordre prévu. On fit bien.
Mes convives arrivent, et, attendant les plus tardifs, nous entamons le Champagne Moët & Chandon en magnum 1973. Le nez de ce champagne est époustouflant. Ce nez signe définitivement l’année 1973. Le lecteur que vous êtes pourra à ce stade se demander : qu’est-ce qui permet à François Audouze de dire qu’un champagne a les caractéristiques de l’année 1973. En quoi est-ce si reconnaissable ? Je répondrai à cette question qui ne m’est pas posée que la mémoire des vins est extrêmement sélective. On peut passer à coté de beaucoup de choses, et être marqué par d’autres. Je raconte celles qui me marquent. L’émotion de l’année 1973, que j’ai ravivée il y a moins d’une semaine dans la cave de Diebolt-Vallois, me permet de situer ce que cette année 1973 a de spectaculaire. Grandissime champagne où l’odeur domine plus que le goût que je connais.
Autour de moi des convives de Hong-Kong, de Singapour, des Etats-Unis, possèdent les voitures qui m’ont fait rêver lorsque j’allais chercher l’adrénaline que l’on récolte sur les circuits automobiles. Demain la presse va les suivre sur des parcours où ces monstres uniques vont exprimer des sonorités d’un autre temps, celui où l’automobile était un objet de rêve, et d’un rêve utilisable.
Voici le menu préparé par Eric Fréchon pour cette vivante assemblée : tranches de langoustines mi-cuites, bouillon de têtes parfumé « citronnelle et gingembre » / Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan / Pigeon bressan laqué au miel et brisures de macarons, compoté d’oignon au cumin / Comté millésimé 2002 / Calisson glacé d’Aix-en-Provence, ananas caramélisé aux épices. De belles saveurs élégantes.
Le Vouvray d’origine 1929 dont aucune indication ne livre le nom du producteur a une belle couleur dorée qui enchante la ravissante femme d’origine indienne, qui fut mannequin de Yves Saint-Laurent et illumine notre table. Le nez est délicieusement expressif. En bouche, des saveurs énigmatiques où se mêlent le sec et le rond, l’amer et le sucré, le doux et le citronné. Et l’accord avec le plat est exact, tant avec la chair des langoustines qu’avec le délicat bouillon. Mais c’est surtout la gelée qui entoure les langoustines qui brille avec le Vouvray. Mon voisin de Hong-Kong, qui possède l’une des Ferrari les plus rares au monde, s’extasiait de voir comme les senteurs se confondaient entre le plat et le vin. L’inversion des vins est donc pertinente.
J’avais longuement prévenu l’assemblée qu’il ne faudrait pas juger le Pouilly Fuissé, Château de Fuissé, Vincent 1959 comme un Pouilly Fuissé. Il faudrait le recevoir comme il se présente. Et ce vin original, aux accents madérisés mais qui avait su en éviter les défauts se maria comme il convient aux macaronis truffés, plat intense et largement réjouissant. Un curieux pigeon, un peu gêné par l’excès de cumin de la compote d’oignon doucereuse accueillit trois vins rouges très différents, qui permettaient d’analyser les sensations et de sentir les accords.
Le Château Pontet Saint-Emilion 1955, le blessé grave de 17 heures, avait gommé toutes les senteurs désagréables. Il avait même pris les rondeurs d’un 1928. Mais sa remontée à la surface n’avait pas tout effacé. Buvable, acceptable, il souffrait d’un manque d’accomplissement. Il faisait encore plus briller le Château Pavie 1971 que j’ai trouvé comme mes convives extrêmement subtil et passionnant. Ce serait intéressant de goûter ce vin avec Gérard Perse, pour analyser avec lui s’il est nécessaire de prendre les orientations volontiers extrêmes pour faire son vin quand « naturellement » son terroir peut être aussi éblouissant. Les subtilités que l’on a trouvées dans ce 1971 montrent que la question mérite d’être posée. C’est le sujet de réflexion que j’ai eu aussi pour un autre domaine conseillé par le même « flying wine maker » (bulletin 84). Des convives m’avaient un peu plus tôt demandé mes préférences entre Bourgogne et Bordeaux.
Le Chambertin Pierre Damoy 1961 est si éblouissant que l’on désignerait volontiers la Bourgogne. Mais comme je l’expliquai, la question a autant de sens que de dire que Picasso gagne contre Raphaël. Il faut aimer les deux. Dans cette série, le charme envoûtant du Chambertin convainquit chacun des amateurs.
Le Château Chalon Jean Bourdy 1955 fut bien accepté, mieux même que je ne l’espérais. Il n’avait pas l’explosion olfactive du 1953 du 50ème dîner, mais il avait cette grâce que l’on ne trouve que dans les vins jaunes façonnés par l’âge. La noix est belle, on sent la peau de noix toute jeune, et le goût général est arrondi pour un plus grand plaisir.
Sur des avant desserts aux saveurs délicieuses mais égarant volontiers tant on dérive sur mille continents, le Champagne Moët & Chandon magnum, 1964 délivra, au moment où j’en pris connaissance, une émotion qui me combla. Il est saisissant de perfection. Par la suite ce champagne devint plus humain, mais sur l’instant son irréalité divine frôlait l’extase. L’ananas caramélisé aurait sans doute accompagné élégamment le Sainte Croix du Mont que j’avais prévu et abandonné en cours de route. Mais avec le champagne, le combat était trop inégal, l’ananas marquant tous les points. Alors qu’avec le calisson, l’accord était sublime.
Je fis voter et mes hôtes s’y prêtèrent de bonne grâce. Imaginez des amoureux du volant, qui se retrouvent pour un Tour de France de voitures de légende. Ils n’ont qu’une envie, c’est de parler voiture, d’autant plus que nous avions un pilote célèbre, vainqueur de courses disputées à Indianapolis. Ces amateurs, à qui l’on ouvre des Pétrus aussi facilement que de l’eau minérale votèrent en s’amusant. Leurs votes furent très cohérents. Quatre vins sur les huit eurent une place de numéro un. Les vins les plus couronnés furent le Chambertin de très loin, suivi du Vouvray et du Pavie. Mon vote mit dans l’ordre le Moët 1964, le Chambertin 1961, le Château Chalon 1955 et le Vouvray 1929. Je reconnais que le choix du Chambertin eût été le plus pertinent. Mais un vote est un vote. Dans beaucoup de dîners, des convives font part de leur émerveillement. Ce soir, ce fut mon cas.
Voilà une table formée de gens d’origines chinoises, indiennes ou pakistanaises, américaines et françaises. Et tout le monde communie de la même façon à des vins difficiles, inhabituels, et comprend leur message. Le vin semble être l’un des véhicules les plus sûrs de la compréhension mutuelle et du plaisir. Bonne nouvelle !