Dîner dans la belle salle du Bristol pour un dîner de wine-dinners. Compte tenu des âges des bouteilles je ne me fais pas de souci à l’ouverture. Tous les niveaux sont parfaits. Le Richebourg du Domaine de la Romanée Conti a un magnifique bouchon d’une belle texture. Il a immédiatement une belle odeur, comme ce Passion Haut-Brion. Le Cérons évoque de prometteuses saveurs.
Le bouchon du Mission adhérait mal au goulot. Eric Fréchon arrive au bon moment, quand j’ouvre la Malvoisie des Canaries 1828. Nous dérobons chacun une goutte de ce nectar et sommes saisis par la complexité extrême de cet élixir à la densité infinie. Pendant plus de deux heures j’avais encore la bouche prise de cette invraisemblable complexité.
Voici l’intelligent menu qu’Eric Fréchon et Jérôme talentueux jeune sommelier ont créé : Feuilletés d’apéritif, Tête de cochon persillée et relevée au raifort, girolles au vinaigre, toast de campagne, Araignée de mer, jus de carcasse pressée, chair et corail à la coriandre, cébette et gingembre, Lobe de foie gras de canard rôti en feuilles de figuier au miel et citron, Jeune palombe rôtie à la broche, tartine d’abats au foie gras, sauté de girolles, Lièvre de Beauce, l’épaule cuisinée en civet, le râble rôti au poivre vert, pennes cuits au bouillonde truffe noire, Sabayon au chocolat noir Trinitarios, caramel mou effleuré d’épices, glace à l’infusion de vanille Bourbon, Friandises et chocolat.
Nous démarrons sur Bollinger grande année 1989. Belle bulle fine sur une couleur dorée. Il a déjà commencé à prendre un léger goût de fumé, signe de maturité. Il est opulent, assis, rassurant. Il fait plus vieux que son âge. Paradoxalement le Krug 1988 parait léger à coté de lui. Ciselé, on dirait un cristal de roche. Quelle joie de l’exciter par une tête de porc. Courageux mariage. Le Cérons, château du Mayne, sec que je date autour de 1960 a un nez de Sauternes ancien, avec cette délicatesse qui mêle le citron et le fruit confit. En bouche, il se retrouve Graves sec, et l’araignée simplifie son message d’un équilibre épuré rare. Voilà un vin à qui l’âge a apporté la noblesse qu’il n’avait pas. Il était Porthos. Il est devenu d’Artagnan.
Le Tokay Pinot Gris Hugel Vendanges Tardives 1985 se présente dans des conditions idéales. Il est déjà très doué naturellement, offrant des saveurs passionnantes. Mais il fait voyage avec un foie gras qui est sans doute le meilleur que j’aie jamais mangé. Alors, ce Pinot exulte, et nous fait un numéro de charme exquis. Bel Alsace qui a été mis en valeur en pleine justesse à ce moment du repas.
J’avais voulu m’amuser à mettre ensemble trois rouges de la même décennie qui ont la même racine de patronyme. Le Passion Haut-Brion 1976 a le meilleur nez des trois et de loin. En bouche, il étonne par sa réussite. Beaucoup de convives le placeront au dessus de ses deux voisins, pourtant plus gradés que lui. Le Mission Haut Brion 1971 a un premier nez fatigué. On sent une blessure dont le comportement du bouchon avait été l’indice. Mais la chair de la palombe si bien présentée a réveillé en lui ses pulsions animales. Il a fort bien épousé la palombe. Le Haut-Brion 1970 se demandait ce qu’il faisait à coté de ces deux là, le Passion qui brillait plus qu’il n’aurait dû, et le Mission qui jouait du muscle, comme un brigand de faubourg. Ayant choisi d’offrir un nez discret, il s’affirmait en bouche par une distinction de gentleman anglais. Le Passion était Alain Delon, le Mission était Arnold Schwarzenegger et le Haut Brion Sean Connery. J’ai aimé ce Haut-Brion quand d’autres préféraient Passion. Caprices de goût.
Le silence s’est fait lorsque fut dégusté sur un lièvre viril et distingué le Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1981. La couleur est claire et un peu grisâtre, le nez s’habille de celui du lièvre et en bouche, l’animalité du lapin se confond avec lui. Si je devais faire une image – il m’arrive d’en faire – je dirais que ce Richebourg, ce sont les plombs qui ont terrassé l’animal. Il y a une telle fusion sensorielle que le Richebourg a acquis sur le lapin un pouvoir de vie et de mort comme les plombs du chasseur. Ce Richebourg sensuel, qui n’existe que parce que le lièvre existe fut un plaisir largement sanctionné dans les notes.
Ce qui est à signaler, c’est que l’épice qui supportait ce plat arrangeait bien le Richebourg. Mais elle convenait aussi aux trois Bordeaux : le Haut-Brion confirmait la finesse de son architecture gothique, le Mission reprenait vie et retrouvait ses couleurs, et le Passion maintenait sa performance. Cette première partie de repas, avec des vins très jeunes laissait déjà pantois tant Eric Fréchon avait créé une justesse de mariages inégalable.
Arrivaient maintenant les « vrais » vins que l’âge habille.
Le Banyuls Grand Cru Sivir (groupement de propriétaires) 1929 montre tout ce que l’ancienneté apporte au Banyuls. Tout est arrondi, calibré, pour ne retenir que le vrai message de ce vin chaleureux. C’est un brasero du coeur. J’ai toujours un peu peur quand des desserts trop imaginatifs vont dans l’excès quand mes vins de dessert très anciens attendraient des esquisses. Là, l’accord fut parfait car Eric Fréchon a su suggérer sans tomber dans la lourdeur des desserts trop typés qui se veulent talentueux. Merveilleux Banyuls.
Il fallait remonter la pendule d’un siècle pour l’élixir qui suivait. Aucun goût connu ne peut approcher la complexité sensorielle de ce vin insoupçonnable : Malvoisie des Canaries 1828. Il y a du caramel, du café, du fruit confit, de la citronnelle, de l’épice, de la vanille et du cuir qui se mettent à danser comme en un manège, chacun n’apparaissant que lorsqu’il a envie. Complexité, longueur, un moment d’énigme historique qui jalonne une vie.
Je suis assez fier, car dans les quartés des dix convives, chacun des vins a été cité au moins une fois. Le plus acclamé fut le Richebourg, cité sept fois dont six fois premier, puis la Malvoisie cité neuf fois dans le quarté, puis quasi ex aequo, le Tokay, le Passion et le Cérons Château du Mayne cités quatre ou cinq fois.
Mon choix personnel, combien difficile cette fois fut Canaries, Richebourg, Château du Mayne et Haut-Brion. J’aurais autant de mal à choisir le meilleur accord tant tous furent d’une rare perfection. Le meilleur plat fut le foie gras qui est un plat de légende. Le meilleur accord est sans doute celui du lièvre et du Richebourg. Mais l’araignée et le Cérons mérite aussi une mention. En fait, chaque accord m’a plu, car il permettait à chaque vin de se transcender. Le Cérons, s’il s’était comparé aux grands Bordeaux secs, eut fait modeste figure. Là, en situation, avec une araignée intelligente, il devint un seigneur.
C’est le secret d’une gastronomie de coeur au service du vin.