L’équipe de tournage de France 2 qui avait réalisé pour Envoyé Spécial le sujet sur les vins anciens de Bouchard se présente à nouveau devant ma cave. Les prises de vue seront plus courtes car il ne s’agit plus d’une émission à thème mais du vingt heures.
Pour des raisons de tournage le dîner n’aura pas lieu en salle de restaurant mais dans le suite 103, celle où Salvador Dali vivait, face au jardin des Tuileries. Un écrin de divine beauté : « transcennnndannnntaaaaallll». Les couleurs raffinées, les fleurs qui rappellent les tons de la vaisselle, une brigade toute motivée à faire un service précis. Les conditions sont remplies pour faire grand.
Un réalisateur (est-ce Fellini ?) à qui l’on demandait lequel de tous ses films il considérait comme le plus grand, répondit : « mon plus grand film ? Ce sera certainement le prochain ». Ecrivant ces lignes avec encore en bouche l’empreinte de ce repas, j’aurai tendance à dire que ce 50ème est le plus grand, comme il m’est arrivé de le dire d’autres dîners en quittant Guy Savoy, Alain Senderens ou Guy Martin par exemple…
L’ouverture des vins se fait en présence de Nicolas, grand sommelier, avec qui les échanges d’impressions sont chaleureux. L’odeur du Gaffelière est belle, celle du Pommard bourguignonne comme pas deux, celle du Richebourg émouvante. C’est le Haut-Brion qui nous sert une odeur horrible. Ce vin serait logiquement refusé au restaurant. Je sais qu’il va se reprendre. L’analyse du bouchon montre à l’évidence un accident de stockage dans une cave ou un entrepôt avant que je ne l’achète. L’odeur la plus époustouflante est celle du vin jaune, comme si l’armée romaine, emplissant ses onagres non pas de pierres mais de noix, bombardait mes narines pour une nouvelle invasion. Ceci avant que je n’ouvre avec émotion un vin de 160 ans. Son odeur confirme ce que j’en ai dit dans mon livre : il n’existe pas, à ce jour, de senteur plus extraordinaire. Ce vin est mon nirvana. C’est le cadeau que je voulais faire à l’occasion de ce 50ème. Heureux convives qui ont eu le nez de s’inscrire au bon moment.
On me filme quand je débouche les bouteilles. On me suit quand je vais montrer en cuisine les arômes du Carbonnieux et du Haut-Brion afin que Yannick ajuste les humeurs de ses sauces. J’attends mes invités dans ces ors et ces stucs.
L’arrivée des convives est plus agréable quand on se trouve dans un espace privé : on peut prendre le champagne debout. Ici, c’est Dom Pérignon 1993, joli champagne au charme certain, picoté par un Kouglof appétissant. Je donne aux convives la feuille de route (pour parler politiquement moderne), le mode d’emploi, et nous passons à table.
Voici le menu de Yannick Alléno : Noix de pétoncles rafraîchies à la gelée de pomme verte, tarama de langoustine aux grains de caviar / Cotriade de fins coquillages ouverts à la vapeur d’algues, écume aux écorces de Yusu / Tronçon de turbot rôti sur l’os à moelle, fricassée de morilles et petits pois au jus / Poularde de Bresse Lucien Tendret, entre chair et peau du foie gras de canard, asperges Bourgeoise de Robert Blanc lardées / Foie de canard poché au Chambertin, pâtes coudées gonflées au jus de truffe et fourrées de petits pois / Fondue de jeune Comté au jus tranché à l’huile de noix, copeaux de betterave et pousses de salades / Macaron au coquelicot et pamplemousse / Crème de mascarpone infusée aux bâtons de réglisse, battue comme un tiramisu. Yannick a travaillé pendant plus d’une semaine pour essayer de simplifier les recettes pour qu’elles se mettent entièrement au service du vin. Et cette exécution où la recherche raffinée est celle de la pureté est absolument exceptionnelle.
Le plat de pétoncles donne au Bâtard Montrachet Veuve Henri Moroni 1992 une curieuse trame très linéaire faite de beurre et de caramel. Manifestement, ce plat délicieux d’une présentation esthétique extrême et d’un raffinement élégant est hors sujet, ce qui se confirme quand le plat est enlevé : le Bâtard reprend une ampleur, une rondeur juteuse qu’il ne voulait pas délivrer avec le plat. Oserais-je dire que je suis content que cet accord n’ait pas fonctionné ? Car il apporte la preuve absolue que lorsqu’un accord est exact, et tous les plats suivants en offrirent, c’est le fruit d’un travail d’orfèvre. De même qu’une règle ne peut vivre sans ses exceptions, un accord inexact renforce la démonstration des autres. C’est ce que j’avais expliqué dans la même situation à Guy Savoy, mécontent qu’un accord n’ait pas marché, alors que j’étais ravi qu’on puisse sentir ainsi que la perfection n’est pas un hasard. Il faut de tels inaccomplissements pour que cette science de la gastronomie la plus extrême nous tienne en haleine et nous pousse à la perfection.
Le démarrage sur un premier désaccord multiplia encore plus notre émerveillement lors du plat suivant. Le Château Carbonnieux blanc Premier Grand Cru Léognan 1948 absolument époustouflant, inimaginable à un tel niveau, fut transcendé par les coquillages, présentés dans des coupes en cristal que Yannick Alléno avait achetées spécialement pour ce dîner (mais oui), afin que l’on voie toutes les strates de ce bonheur culinaire absolu. Un immense moment de plaisir pur. Et des subtilités invraisemblables élégamment intégrées dans le goût d’ensemble ! Le dosage de l’écorce de Yusu, agrume japonais, que l’on avait vérifié à l’odeur, magnifiait la légère trace citrique de l’impérial Carbonnieux. J’ai acheté cette bouteille sur ebay.com avec les prises de risque que l’on peut imaginer. Ce fut une bonne pioche.
Sur le magistral turbot à la moelle, le Château La Gaffelière Naudes 1962 est accompagné d’un Vieux Château Certan 1979. Un convive accorde une accolade au Vieux Château Certan mais nous sommes plusieurs à vibrer beaucoup plus au Château La Gaffelière. Ce 1962 au nez d’une séduction extrême est invraisemblablement canaille. A l’aveugle on dirait un bourgogne tant le charme animal s’étale érotiquement. J’hésite un peu, mais j’aurais volontiers tendance à dire que j’ai préféré ce 1962 sauvage au 1961 plus orthodoxe que j’ai bu au château avec ses propriétaires. Le Vieux Château Certan, d’une belle définition est quand même un peu trop austère, ascétique, pour emporter les suffrages.
La poularde est un plat inimaginable. Cette variation sur un thème archi revisité est ici magistrale. Le Château Haut-Brion 1970 que je demande à vérifier avant qu’on le serve n’est pas plaisant car j’en ai la première gorgée. Quand je dis « attention danger », toute la table me morigène en me disant que des vins fatigués comme cela, on en ferait volontiers son ordinaire ! Et effectivement le vin s’assembla, sa puissance originelle lui permettant de surmonter le choc du stockage qu’il avait subi. Ce n’est évidemment pas l’un des plus brillants Haut-Brion, mais il est fort civil, vin que l’on aurait à coup sûr rejeté dans d’autres circonstances. L’accord avec le Haut-Brion tel qu’il se présente ici est d’une justesse absolue.
J’ai commis la deuxième erreur, celle d’associer les deux bourgognes sur un même plat. Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974 est un vin absolument époustouflant. C’est le loulou de banlieue au foulard en vichy rouge, aux rouflaquettes, qui va vous délester de vos louis avant de vous suriner. La frayeur qui fait frissonner, c’est cela que l’on ressent avec ce vin interlope. Quel charme de bas-fonds ! Mais ce génial sale gosse se tait quand parle l’ancien. Le Richebourg « vieux ceps » H. Jaboulet Vercherre 1937 est un vin miraculeux que je n’attendais pas à ce niveau. C’est un bourgogne totalement réussi qui a tout pour lui. Il est une synthèse du bourgogne accompli, serein, qui ne cherche pas à en faire trop, mais dégage une puissance imposante. C’est un peu Jean Gabin ou Lino Ventura : on sent qu’on n’a pas trop intérêt à leur marcher sur les pieds. Ce Richebourg, c’est la force tranquille du bourgogne chaleureusement épanoui. Et je suis tellement fier d’avoir suggéré un foie gras dont j’avais eu l’intuition lors de mon dîner impromptu (bulletin 135). Travaillé avec le talent de Yannick Alléno, nous avons joui d’un accord – largement inusuel – de la plus belle imagination.
Aucun vin jaune actuel ne ressemble de près ou de loin à la séduction inoubliable du Vin Jaune Fruitière Viticole d’Arbois 1953. C’est du Erik Truffaz, ce trompettiste au modernisme passionnant. Il explose de chaleurs inhabituelles, si dérangeantes pour un palais qui ne connaîtrait pas cette belle région. J’y vois un vin de création culinaire de magnitude infinie. On peut tout essayer avec ce vin d’énigme, de charme, de plénitude gustative rare. Quelle richesse !
Le Château Sigalas Rabaud Premier cru classé Sauternes 1967 est un jeunet élégant. Son papa lui a donné le gros diamant de sa grand-mère pour que la future fiancée soit enchaînée plus sûrement à la famille. C’est le Sauternes parfait futur gendre. Et le dessert au macaron est une prouesse technique et gustative de haut niveau. Je profite de l’arrivée de son auteur, Camille, jeune chef pâtissier de talent, pour lui dire que le fruit rouge avec le sauternes, c’est comme la drogue : on n’y touche pas. Aucun essai de fruits rouges avec un sauternes n’atteindra son but. Alors, ce n’est même pas la peine d’essayer. Le macaron était tellement sublime que les ravissantes femmes présentes en nombre à ce dîner tombèrent en pamoison et s’évanouirent sur les coquelicots qui formaient un tapis printanier pour mettre en valeur leur extrême beauté.
Il fallait que ce 50ème dîner trouve sa conclusion sur le vin dont je suis fier. Le Vin de Chypre 1845 ne faillit pas à sa réputation. Une senteur, je dirais plutôt un parfum, qui est envoûtant, entêtant, et dépasse en intensité tout ce qui peut se concevoir. On aurait volontiers pu boire ce vin seul, mais j’avais demandé à Yannick Alléno de faire une esquisse de dessert dont le thème central serait la réglisse. Et à la grande joie de tous, y compris de Yannick venu nous rejoindre en toute amitié, le mascarpone à la réglisse joua le rôle d’une fronde, d’une catapulte, propulsant le vin de Chypre dans des longueurs infinies. Le vin, déjà naturellement conquérant, trouvait dans le dessert un réacteur supplémentaire. La subtilité de cet accord et de ce vin se situe à un niveau de gastronomie totalement inconnu. J’étais paralysé de bonheur.
Une table fort jeune, où quatre jeunes femmes disputaient en beauté avec le cadre raffiné et les saveurs inoubliables, comptait sept habitués et trois nouveaux convives. D’horizons divers où le monde du conseil dominait, la table fut enjouée, riante. Elle dut voter. Sur les onze vins, huit furent nommés et quatre eurent les honneurs de la première place. Le vin de Chypre n’eut que trois votes de numéro un, dont le mien, ce qui prouve que mon goût n’influence pas celui des autres et que les repères de chacun s’accrochent à des souvenirs qui sont forcément personnels. Les plus votés furent, de loin, le château La Gaffelière Naudes 1962 (mais oui encore) et le Vin Jaune 1953, suivis du Richebourg 1937 et du Carbonnieux 1948. Le plus grand nombre de votes en première place touchèrent à égalité le vin de Chypre et le Richebourg 1937.
Mon vote fut : vin de Chypre 1845, Richebourg Jaboulet Vercherre 1937, Vin Jaune Fruitière vinicole d’Arbois 1953 et Carbonnieux blanc 1948.
Que dire en conclusion de ce moment unique ? Un cadre éblouissant. Un chef qui a longuement étudié comment ajuster ses recettes pour qu’elles servent à embellir les vins en concentrant le message sur le goût premier. Ce fut magistralement réussi. Trois fautes qui justifient que l’on continue inlassablement à étudier cette gastronomie de raffinement : les pétoncles, le choix que je fis de mettre le délicieux Pommard en même temps que le Richebourg trop brillant, et la trace de fruits rouges sur le sauternes. Fautes bénignes. Je les signale alors qu’elles sont minuscules. Car ces constatations font progresser. Des vins magistraux, présentés au mieux de leur forme, brillants pour la raison majeure qu’aucun ne fut en comparaison.
Un service d’une attention unique, dont Bruno, charmant et compétent sommelier, un chef d’immense invention. Ce 50ème repas fut déterminant. Une des formes de la gastronomie ultime est ici. Je dithyrambe, mais ça le mérite.